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Interview Bruce Toussaint: «Avoir invité des Gilets jaunes? Je l’assume»
Samuel Bartholin / AllTheContent
15.3.2019
Bruce Toussaint a rejoint fin août 2018 BFM TV, où il a pris les commandes de «Grand Angle», l’émission quotidienne de décryptage de l’actualité sur la chaîne info. Pour «Bluewin», il revient sur la récente crise des Gilets jaunes en France et ses répercussions médiatiques, les moments de doutes comme les réussites qui ont émaillé sa carrière, ses années de formation à Canal +, et nous fait part de son regard sur le journalisme et la télévision.
Cela fait six mois que vous êtes arrivé à BFM TV, comment vous sentez-vous?
Je suis ravi d’avoir rejoint BFM! C’est une «maison» que je connaissais évidemment en tant que téléspectateur, mais en y étant plongé, j’ai découvert une belle rédaction, très riche, très réactive, avec laquelle c’est très agréable de travailler. Je dispose d’une petite équipe pour le soir, avec un rédacteur en chef, un producteur pour préparer les interviews, d’une plus grosse équipe pour les reportages, c’est un plaisir chaque jour de composer le programme, je suis enchanté!
L’émission «Grand angle» s’applique à décrypter l’actualité, en soirée, c’est différent des «matinales» auxquelles vous vous êtes longtemps consacré?
Il y a d’abord l’horaire qui diffère, ce qui en soi est évident, mais entraîne une autre façon de faire de l’information… Le matin, c’est très particulier: on n’a pas seulement la mission d’informer, mais aussi de faire office de réveil-matin pour les gens! Le soir, c’est autre chose: c’est un résumé de la journée, un «round-up», comme on dit, qui s’adresse davantage à des gens qui n’ont pas eu la possibilité de suivre l’actualité et doivent avoir un récapitulatif.
«Mais il ne faut pas croire que les gens de BFM TV ne se sont pas posé de questions!»
Cela se rapproche de ce que vous faisiez un temps à «C dans l’air», sur France 5?
C’est très juste! C’est en effet ce que l’émission essaie aussi de faire le soir, donner des explications aux téléspectateurs qui ont peut-être entendu parler de quelque chose durant la journée mais n’ont pas eu le temps d’approfondir dans leur journée bien chargée. Le métier de journaliste, c’est d’abord faire des choix: là, à «Grand Angle», on va choisir deux ou trois sujets qu’on va approfondir durant deux heures. C’est complètement différent de ce que je faisais le matin, dans le fond et dans la forme…
«Si c’était à refaire, on essaierait de corriger des choses: il y a des gens qu’on a reçus qui étaient «borderline»...»
Comment avez-vous abordé la récente crise des Gilets jaunes en France? Il y a eu des critiques émises sur le fait que BFM donnait du temps d’antenne à des inconnus assénant des propos radicaux ou à l’emporte-pièce…
D’abord, comme tout traitement d’un phénomène exceptionnel, il peut être sujet à critiques! Le milieu des médias aime bien se livrer à la critique interne, ce que j’accepte, tant qu’elle est constructive – cela fait partie des règles du jeu… Mais il ne faut pas croire que les gens de BFM TV ne se sont pas posé de questions! On a fait notre introspection, on doute beaucoup… Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, le doute fait partie de notre métier, en permanence. Il n’y a pas d’autoroute, où les choix s’imposeraient d’évidence! Il y a eu cet événement, à la fois exceptionnel et inédit, donc forcément, on a été aussi un peu déstabilisés! La question, c’est: fallait-il inviter des Gilets jaunes en plateau? On s’est bien sûr demandé, à chaque fois: qui sont-ils? Quel est leur pedigree idéologique? Si c’était à refaire, on essaierait de corriger des choses: il y a des gens qu’on a reçus qui étaient «borderline», et c’est embêtant, parce qu’on a une très grande responsabilité… Mais sur le principe, inviter des Gilets jaunes, je l’assume totalement: sans cela, il aurait fallu expliquer cette crise – inédite - sans mettre à l’antenne ses auteurs. Ça aurait été une folie, qui nous aurait été encore plus reprochée! Comment faire, alors qu’une des dénonciations portait sur le fait que la télé ne serait qu’un cénacle ouvert aux seuls éditorialistes parisiens? C’est un dilemme, il n’y a pas de bonne solution… Mais il fallait agir, dans l’urgence d’une chaîne info, et aussi pour répondre à cette demande médiatique du mouvement.
«D’abord, les journalistes sont assimilés aux élites: il faut montrer que ce n’est pas vrai...»
Mais malgré cette antenne assez ouverte, des journalistes de BFM ont été pris pour cible sur le terrain. Comment l’avez-vous vécu?
La violence est évidemment insupportable, et rien ne la justifie… Elle est le fait d’une fraction du mouvement – je l’espère, très minoritaire - avec laquelle on ne peut pas discuter, qui pense qu’on est en dictature, que les journalistes sont à la botte du pouvoir… Des choses tellement outrancières qui font qu’on ne peut pas vraiment dialoguer. Mais ça révèle quelque chose, qu’il faut malgré tout faire l’effort de comprendre, de décrypter… Qu’est-ce qui se passe? D’abord, les journalistes sont assimilés aux élites: il faut montrer que ce n’est pas vrai, que c’est plus compliqué. BFM a une rédaction de 300 personnes, avec toutes sortes de sensibilités. Il suffit de passer quelques heures dans une rédaction pour réaliser que le métier de journaliste est en réalité quelque chose de très artisanal: un stylo et du papier, une caméra et un micro… Ensuite, il y a eu une crispation qui s’est installée d’entrée sur le nombre des manifestants. C’est une question de sources: nous ne disposons que des chiffres donnés par le ministère de l’Intérieur. Ils sont contestés par des manifestants, mais nous n’en avons pas d’autres… Peut-être faut-il faire évoluer notre regard sur les manifestations? L’important ne serait plus seulement de comptabiliser, 50 000 ou 60 000 participants, mais s’intéresser aussi aux nouvelles formes de mobilisation, les pétitions sur Internet… Là aussi, il y a une introspection possible sur notre façon de faire, où le nombre de manifestants ne serait plus qu’un paramètre parmi d’autres.
«Le jour où j’ai décidé d’avoir une barbe à l’antenne a peut-être été un moment capital pour moi sans que je m’en rende compte!»
Pour revenir à vous, vous êtes passé par de très nombreuses chaînes et rédactions. Sur quoi repose, au vu de cette durée, le «style Bruce Toussaint»?
Le plus difficile, pour durer, c’est de réussir à créer un lien avec le public, et c’est une alchimie qui est difficile à analyser. D’abord, j’ai eu la chance de commencer très jeune, donc cela fait bientôt vingt ans – depuis 2001, très exactement – que je suis à l’antenne presque tous les jours. J’ai été pendant des années sur Canal +, j’ai eu une belle aventure sur Europe 1, et puis I-télé, France 5, France 2… Cette multiplicité fait que vous touchez différents publics, à différents horaires, et que votre tête finit par marquer, car ça reste de la télévision, donc de l’image! Le jour où j’ai décidé d’avoir une barbe à l’antenne a peut-être été un moment capital pour moi sans que je m’en rende compte! (rires) Au-delà, il y a un principe auquel je suis attaché, c’est celui de «bienveillance»: j’essaie d’en avoir, aussi bien à l’antenne qu’avec les gens avec qui je travaille. J’aspire à une certaine sérénité, que j’essaie de communiquer, par le sourire, une forme d’amabilité. Il y a cette phrase, je ne sais plus de qui: «Il est poli d’être gai»… C’est quelque chose qui résonne chez moi, j’aime cette idée. Vous savez, j’entre chez les gens via le poste de télévision, donc je me dois d’être un type sympathique, courtois. Ça n’empêche pas les débats parfois vifs, mais j’essaie de proscrire l’agressivité sur un plateau.
Cette «bonhomie» revendiquée contrebalance aussi l’aspect anxiogène de l’actualité?
Oui, c’est très bien observé! Ces dernières années, j’ai souvent été en première ligne sur les chaînes, lors d’éditions spéciales consacrées à une actualité difficile, parfois tragique. Le spectateur éprouve alors aussi le besoin de quelque chose de rassurant… L’autre jour, une jeune fille m’a fait un compliment – on est toujours sensible aux compliments (sourire). En évoquant ma période sur I-télé, marquée par les attentats terroristes, elle me rapportait ces propos dans sa famille: «Si Bruce est à l’antenne, c’est que c’est grave», ajoutant: «Il va nous aider à passer le cap.» Un très beau compliment! C’est un peu étrange, parfois… Je me souviens avoir dit sur France Info, le matin qui a suivi la mort de Johnny Hallyday: «Je suis désolé de vous apprendre cette nouvelle…» C’était la mort d’un artiste, ce sont des choses qui arrivent, on peut même trouver que c’était disproportionné, mais c’est un événement qui a été très important émotionnellement. Avec l’expérience, je pense qu’au-delà de l’importance de l’analyse objective et rigoureuse, il faut aussi mettre de l’humanité et du sentiment dans une actualité qui est souvent dure, violente.
«Je me suis demandé où est-ce que j’avais «merdé», pour parler très familièrement.»
Entre 2011 et 2013, vous avez connu un trou d’air avec votre éviction de France 2, puis votre non-reconduction à Europe 1. Comment avez-vous affronté cet échec?
C’est intéressant, avec le recul, je vois ça de façon moins passionnée… Sur le coup, évidemment, c’est très dur, vous êtes sanctionné, vous trouvez ça injuste. Mais j’ai eu là encore la chance de connaître des échecs retentissants relativement jeune, et donc ça m’a aidé, «ce qui ne te tue pas te rend plus fort»: ça m’a forgé, ça m’a permis ensuite d’éviter des erreurs. L’échec, il faut parvenir à l’accepter, et à remettre en cause des choses chez soi. C’est ce que je dis à mes enfants, quand ils essaient de mettre une mauvaise note sur le dos du prof, ou de quelqu’un d’autre… Je me suis demandé où est-ce que j’avais «merdé», pour parler très familièrement… Donc ça a été une introspection, une réflexion sur ce que j’aurais dû mieux faire, au-delà de l’injustice, car si vous vous focalisez sur l’injustice, malheureusement, vous n’avez pas fini, car il y a toujours des choses qu’on ne contrôle pas. Après, quand vous jouez en «Ligue des champions» dans ce métier, à Europe 1 ou BFM, vous prenez le risque de vous «casser la gueule», et que ça soit visible. Perdre son job, c’est malheureusement banal, la seule différence pour moi, c’est que tout le monde était au courant!
Est-ce que ce style décontracté dont nous parlions est un héritage de Canal +?
Pour moitié, ça vient de là! L’autre moitié, ce sont des gens que j’admire comme Guillaume Durand ou Patrick Poivre d’Arvor. On a l’impression qu’ils présentent le journal depuis leur salle de bain, et j’ai essayé d’être un peu comme ça, de m’inspirer d’eux pour travailler. Mais l’évidence, en effet, c’est l’apprentissage à Canal +, qui était une chaîne pas comme les autres, où tout était alors différent, même l’information! Aujourd’hui, je fais de l’info «pure et dure» sur une chaîne info, mais j’ai passé 17 ans à Canal: je suis à jamais un enfant de Canal +! Il y a deux grandes périodes pour moi: celle où j’ai fait mes classes, l’époque de «Nulle part ailleurs», avec Philippe Gildas, puis celle de Michel Denisot, avec Maïtena Biraben, où j’étais très présent, je présentais la matinale, le journal de la mi-journée… J’ai tout appris là-bas, un style, une décontraction, appris à «faire des sujets sérieux sans se prendre au sérieux», «l’infotainment», j’adorais ça… C’est vraiment ma formation, mon ADN.
Et votre regard sur ce que c’est devenu?
C’est tout à fait autre chose! Moi, j’évoque ça avec beaucoup de nostalgie, je dois dire, mais pour être tout à fait honnête, je ne regarde plus beaucoup. Ça a un peu disparu des radars, et c’est très bizarre à la fois, parce que Canal + a été pendant vingt-cinq ans au cœur des programmes! Je regarde encore les séries, excellentes, le sport, mais il n’y a plus d’émissions le matin, ni le midi. Il y a Yves Calvi, le soir, qui est un très grand professionnel… Mais pour le reste, tout a énormément changé!
«J’essaie de consacrer du temps à ma famille, à mes deux enfants.»
Pour évoquer encore le milieu médiatique, qu’avez-vous pensé de l’affaire de la «Ligue du lol», ces journalistes accusés d’avoir harcelé, notamment des consœurs, sur Twitter?
J’ai regardé ça avec consternation. C’est effrayant de voir la façon dont des personnes ont ainsi pu être harcelées… Je n’en reviens pas. Je suis arrivé pour ma part tardivement sur Twitter, c’est devenu un outil de travail très important pour moi, mais il n’y a pourtant pas une semaine sans que je ne m’interroge sur le fait d’en partir. C’est difficile, car quand vous avez un visage un peu connu, et beaucoup de «followers», vous subissez beaucoup d’insultes… Cette histoire m’a renforcé dans le fait qu’il faudra un jour que je quitte ce réseau social.
En dehors de votre métier de journaliste, vous avez une passion pour le foot…
Je suis depuis mon enfance un indécrottable supporter du Paris Saint-Germain. En tant que fan de foot, j’ai vécu également un grand moment de joie en 2018: j’ai eu la chance de pouvoir me rendre à la finale de la Coupe du monde à Moscou, c’est un épisode dont je me souviendrai toute ma vie… J’essaie sinon durant mon temps libre de consacrer du temps à ma famille, à mes deux enfants, mais c’est vrai que je fais un métier qui me prend beaucoup de temps et d’énergie. Ça fait souvent sourire mon entourage: je suis en permanence branché sur l’actualité, sans arriver jamais tout à fait en décrocher!
Grand Angle: du lundi au jeudi, de 22h à minuit, sur BFM TV. Avec Swisscom TV Air, vous profitez gratuitement de Swisscom TV sur votre ordinateur, votre tablette et votre Smartphone. Ainsi, vous pouvez regarder Swisscom TV, vos enregistrements inclus, où que vous soyez.
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