Dans une lagune du nord de la Tunisie, des paysans récoltent des algues rouges qu'ils ont plantées eux-mêmes. Leur entreprise est la principale en Méditerranée et la seule dans le pays à cultiver ces plantes, devenues précieuses avec le succès des épaississants alimentaires végétaux.
Après des années de recherche, c'est la première fois cette année que Selt Marine, une entreprise de texturants alimentaires, récolte des algues rouges à l'échelle industrielle. Face à l'eau plate d'une lagune près de Bizerte, des femmes vident dans de grandes bassines les filets des touffes rugueuses tirant du vert au rouge sombre, puis en prélèvent quelques sections.
Des fermiers nouent ensuite ces échantillons d'algue autour d'un filet cylindrique qu'ils plongent dans la lagune. «On récupère 10% de la biomasse naturelle, on la cultive dans la lagune puis on attend que la nature fasse son oeuvre, et après 45 jours, on récolte: c'est du bouturage», explique Mounir Bouklout, un Français d'origine tunisienne, expert des algues et entrepreneur à l'origine du projet.
Pour un kilo d'algues mis en culture, dix kilos de la plante aquatique sont récoltés un mois et demi plus tard, indique-t-il à l'AFP. De quoi développer la production locale sans épuiser les ressources naturelles, quand d'autres pays comme le Maroc voisin ou le Chili ont vu leurs réserves d'algues rouges épuisées par la surpêche.
Les algues sont ensuite séchées au soleil sur de grandes tables puis transportées à l'usine où elles deviendront des texturants, des gélifiants ou des épaississants alimentaires comme de l'agar-agar ou des carraghénanes.
«Dépolluer naturellement»
Ce type de produits supplantent peu à peu la gélatine d'origine animale, moins populaire dans l'industrie alimentaire en raison de scandales sanitaires et du nombre grandissant de végétariens. Les algues rouges commencent aussi à se faire une place dans les secteurs cosmétique et pharmaceutique.
Si elles sont essentiellement cultivées en Asie, premier producteur, consommateur et exportateur d'algues marines dans le monde, les algues rouges bénéficient d'un climat idéal en Tunisie, et leur présence favorise le développement de tout un écosystème avec la présence de crevettes, de petits poissons, d'huitres ou de moules.
Les algues se développent en outre, par la photosynthèse, à partir d'éléments comme l'azote et le phosphore, une façon de «dépolluer naturellement la lagune», explique M. Bouklout. Depuis 25 ans, son entreprise transforme à Ben Arous, dans la banlieue de Tunis, des algues qui étaient jusque-là importées d'Asie.
Pour sa première récolte, M. Bouklout espère obtenir 500 tonnes d'algues humides, et il compte porter dès l'année prochaine la surface cultivée à 40 hectares pour une récolte de 3.500 tonnes, avant de passer à 80 hectares d'ici deux ans.
Nuggets végétariens
«La Tunisie est pionnière» en Méditerranée, indique à l'AFP Houssam Hamza, spécialiste de l'aquaculture pour la Méditerranée à l'organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO).
Non seulement Selt Marine est la principale entreprise cultivatrice d'algues rouges dans la région, mais elle a un savoir-faire en matière de «transformation des algues en différents produits», ce qui permet de les valoriser sur place, explique l'expert.
Qu'elles soient cultivées localement ou importées, les algues sont lavées puis cuites à 90 degrés pour obtenir un liquide gélifiant qui est ensuite pressé, séché et broyé en une fine poudre blanche.
Mélangée avec d'autres ingrédients, elle servira d'additifs dans des produits laitiers, la charcuterie, la confiserie ou la pâtisserie industrielle, pour des entreprises locales mais aussi européennes, turques ou chinoises.
Une myriade d'autres utilisations sont en cours d'étude: des bouteilles biodégradables, des nouilles ou encore des nuggets végétariens à base d'algues mais au goût de viande qui seront bientôt commercialisés, indique la biologiste Mariem Mouheddine, responsable de la recherche et du développement chez Selt Marine.
Une aubaine pour toute la région, où le projet emploie environ une centaine de personnes et devrait permettre d'en faire travailler 500 d'ici deux ans, selon M. Bouklout qui a attendu plus de 20 ans l'autorisation d'exploiter des lagunes tunisiennes.
Selon M. Hamza, les algues représentent «des opportunités à saisir». «C'est aussi notre rôle d'être au côté de la Tunisie, qui reste un pays riche en compétences et plein de jeunes talentueux», souligne-t-il.