Italie Un drame de la Seconde Guerre mondiale devenu enjeu politique

AFP

9.2.2024

Longtemps occultés, l'exécution sommaire d'Italiens et l'exil massif d'italophones fuyant des territoires passés sous souveraineté yougoslave après la Seconde Guerre mondiale constituent aujourd'hui un enjeu de mémoire nationale, non sans arrière-pensées politiques et au prix d'arrangements avec la vérité historique.

Le gouvernement de Giorgia Meloni a annoncé la semaine dernière la création d'un musée dédié à ces événements.
Le gouvernement de Giorgia Meloni a annoncé la semaine dernière la création d'un musée dédié à ces événements.
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Une loi de 2004 a institué une journée annuelle du Souvenir le 10 février, dont la 20ème édition samedi est marquée par des commémorations destinées à perpétuer la mémoire de cet épisode encore méconnu à l'étranger.

C'est une occasion pour «rendre hommage et se souvenir de ceux qui sont morts des mains de communistes partisans de Tito», chef des partisans yougoslaves, a estimé mercredi le président du Sénat Ignazio La Russa, cofondateur du parti post-fasciste Fratelli d'Italia avec la Première ministre Giorgia Meloni, dont le gouvernement a annoncé la semaine dernière la création d'un musée dédié à ces événements.

Un discours loin d'être innocent dans la bouche de ce collectionneur notoire de bustes de Mussolini, alors que la plupart des victimes de ces exécutions, parfois jetées encore vivantes dans des fosses ("foibe" en italien), étaient des militaires et fonctionnaires du fascisme, tués vers la fin de la Guerre lors de deux épisodes.

«Règlement de comptes»

Le premier en 1943 est «la conséquence des violences commises par les fascistes italiens contre les minorités slovène et croate qui, après la capitulation de l'Italie, se vengent des violences subies, pas contre tous les Italiens mais contre les Italiens représentant l'Etat fasciste», explique Eric Gobetti, historien auteur d'un livre de référence sur le sujet ("E allora le foibe?", éd. Laterza, 2020, non traduit), dans un entretien avec l'AFP.

Le second en 1945 correspond à «un règlement de comptes à la fin de la guerre des partisans yougoslaves qui ont libéré ces territoires en combattant ceux qui ont combattu aux côtés des nazis, comme cela s'est produit en France et dans tant d'autres pays qui ont été libérés».

«Les victimes sont donc essentiellement des collaborateurs des Allemands», souligne-t-il en s'appuyant sur «les résultats de la recherche historique».

Une précision nécessaire alors que deux récits se font concurrence: celui inscrit dans la loi instituant le jour du Souvenir et présentant les Italiens exclusivement comme des victimes des partisans de Tito, contre celui des historiens présentant une version plus contextualisée rappelant les exactions du fascisme contre les minorités avec une politique d'assimilation et d'italianisation forcée.

Cette bataille concerne aussi les chiffres: au total, «on peut parler au maximum de 5.000 victimes, tout chiffre supérieur est complètement inventé», selon Eric Gobetti. La Federesuli, association représentant les exilés, revendique en revanche entre 6.000 et 10.000 morts.

Mêmes dissonances concernant l'exode déclenché par le déplacement des frontières qui font perdre à l'Italie des territoires du nord-est acquis à la fin de la Grande Guerre, similaire à ceux advenus en Pologne ou en Allemagne: pour les historiens comme Eric Gobetti, les exilés furent environ 250.000, pour Federesuli 350.000.

«90% de la communauté italienne autochtone émigra en raison du climat de violence inspiré par le régime communiste yougoslave de Tito», se retrouvant «déracinée dans des camps de réfugiés créés en Italie pour les accueillir», rappelle Lorenzo Salimbeni, porte-parole de Federesuli.

«Version antihistorique»

Selon Eric Gobetti, l'enjeu est important pour «les politiciens nostalgiques du fascisme, (qui) ont toujours instrumentalisé cet épisode pour se présenter comme des victimes de la Seconde Guerre mondiale et non comme des bourreaux, alors que les fascistes ont de fait contribué à déclencher la guerre et sont responsables de son flot de violences».

Le problème est que cette version révisionniste est reprise dans la loi de 2004. «C'est une version antihistorique, mais c'est celle qui prévaut aujourd'hui», déplore Eric Gobetti.

Dans ce contexte, «quiconque rappelle les faits historiques est considéré comme un négationniste» de ces événements, que certains politiciens n'hésitent pas à appeler «notre Shoah». L'historien juge à ce propos «frappant» que juridiquement la journée du Souvenir ait «la même valeur que le jour de la Shoah».

Cette réécriture de l'Histoire n'a pas manqué de hérisser les Etats issus de l'ex-Yougoslavie : en 2019, la Slovénie avait ainsi dénoncé le «révisionnisme» italien après qu'Antonio Tajani, alors président du parlement européen, eut évoqué «des milliers de victimes innocentes tuées parce qu'elles étaient italiennes». «Le fascisme était un fait et son objectif était de détruire le peuple slovène», avait répliqué le Premier ministre Marjan Sarec.