Interview «Cette guerre est le couronnement de la carrière de Poutine»

Gregoire Galley

10.3.2023

De l’escalade nucléaire à la rhétorique de Poutine en passant par la Chine et les Etats-Unis, le conflit en Ukraine ne cesse d’interpeller. Décryptage avec Nicolas Hayoz, professeur d’études européennes et de slavistique à l’Université de Fribourg (UNIFR).

Guerre en Ukraine - 10 dates clés

Guerre en Ukraine - 10 dates clés

Exécutions, combats, contre-offensives ou encore libérations : retour sur dix moments décisifs du conflit en dix dates et moments clés.

09.03.2023

Gregoire Galley

10.3.2023

Les États-Unis soupçonnent la Chine de vouloir livrer des armes à la Russie. Quel impact cela aurait sur la guerre en Ukraine ?

«La Chine est le joker de la Russie en quelques sortes. Dans ce sens, son projet de paix est un leurre. Les Chinois ne sont pas neutres dans cette guerre. Ces derniers sont à 100% du côté de Poutine. Il ne faut pas oublier que nous avons ici, côte à côte, les deux puissances autocrates les plus dangereuses du monde. Les Chinois observent de près ce qu’il se passe en Ukraine car ils ont un cas de figure similaire avec Taïwan. Autant en Ukraine qu’à Taïwan, la Russie et la Chine veulent torpiller l’ordre libéral occidental qui prédomine depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.»

«En outre, il est peu probable que la Chine soutienne militairement les Russes pour le moment. Si elle leur livre des armes, comme des missiles de moyenne portée par exemple, la donne changerait complètement sur le champ de bataille. Les Russes auraient ainsi un avantage conséquent.»

«Toutefois, la Chine rechigne à fournir de l’armement aux forces du Kremlin car elle risquerait de perdre beaucoup à ce jeu-là. En effet, Xi Jinping ne veut pas se mettre à dos de nombreux pays, dont les États-Unis.»

«Vladimir Poutine espère que le front commun européen se fragmente»

© Stéphane Schmutz / STEMUTZ.COM

Nicolas Hayoz

Professeur d’études européennes et de slavistique à l’UNIFR

Dans quelle mesure cette guerre a-t-elle resserré les liens entre les pays de l’Union européenne ?

«Même si elle a mis du temps à le faire, l’Union européenne (UE) a su créer un front commun face à la Russie. De nombreux pays, à l’image de l’Allemagne, ont ainsi radicalement changé de politique en se montrant très ferme contre les agissements de Vladimir Poutine. Dans ce sens, l’UE a pris conscience qu’il ne servait à rien de vouloir se rapprocher de la Russie via le commerce par exemple.»

«A l’inverse, elle a décidé de changer sa politique de sécurité en augmentant son budget militaire ou en intensifiant sa production d’armes. Il faut préciser que la présence des Américains est indispensable non seulement en ce qui concerne l’aide militaire pour l’Ukraine mais aussi du fait qu’ils sont les seuls qui arrivent vraiment à dissuader les Russes de ne pas utiliser l’arme nucléaire.»

Au fil du temps, cette «union sacrée» risque-t-elle de s’effriter peu à peu ?

«Afin d’éviter que la guerre se prolonge, il faut armer plus rapidement l’Ukraine. Au contraire, imaginons que l’Ukraine n’arrive pas à repousser les Russes et que la guerre s’enlise. Dans ce cas, davantage de pays européens feraient pression sur les Ukrainiens pour mettre en place un armistice. Vladimir Poutine espère que le front commun européen se fragmente. Et que dire si la Chine soutient militairement la Russie ? Dans ce cas, le consensus européen soutenant l’Ukraine serait encore plus mis à mal…»

A l’image de ce qu’il se passe en ce moment en Ukraine, pensez-vous que la Russie va chercher à annexer d’autres pays à l’avenir ?

«La Russie cherche à reconstruire les contours de l’Union soviétique. La Russie a toujours eu l’obsession de vouloir garder dans son giron l’Ukraine. En Moldavie, dans la région de la Transnistrie, des troupes russes sont déjà stationnées. Au Kazakhstan, il y aussi une grande minorité russe. La Russie ne veut pas annexer ces pays mais plutôt y garder une zone d’influence importante. On est ici dans une idée d’impérialisme. Pour mettre en place cette politique, les Russes utilisent l’énergie, la nourriture ou encore l’information comme armes.»

Jusqu’où Vladimir Poutine serait-il capable d’aller dans l’escalade nucléaire ?

«Vladimir Poutine utilise la menace nucléaire pour faire peur aux Occidentaux et aux Ukrainiens. Cette rhétorique a été un échec puisqu’elle n’a pas ébranlé la résistance des Ukrainiens, ni l’engagement de l’Occident pour les soutenir. Cependant, peut-on être sûr que Vladimir Poutine n’utilisera jamais l’arme atomique ? Imaginons que les Ukrainiens soient en train de gagner la guerre. Dans ce cas, Poutine pourrait utiliser une arme nucléaire tactique. Le risque serait alors incalculable car il sait très bien que l’OTAN réagirait de manière violente.»

«De ce fait, si Poutine utilise une arme atomique, il serait inévitablement en guerre avec l’Occident. Les Américains ont fait comprendre aux Russes qu’ils ne voulaient pas être directement impliqués dans le conflit mais qu’en cas d’attaque nucléaire, ils réagiraient immédiatement étant donné qu’ils sont le parapluie nucléaire des Européens. En résumé, je ne pense pas que Vladimir Poutine ait envie d’utiliser une arme atomique mais il faut tout de même prendre au sérieux ses menaces.»

«Il n’y aura pas un putsch classique en Russie»

© Stéphane Schmutz / STEMUTZ.COM

Nicolas Hayoz

Professeur d’études européennes et de slavistique à l’UNIFR

Serait-il envisageable d’éliminer Vladimir Poutine pour mettre fin à cette guerre ?

«Vladimir Poutine ne pourra pas être victime d’un coup d’État comme on l’a vu par le passé en Afrique ou en Amérique latine. Il a créé un système hiérarchique incroyable, une forteresse imprenable mais aussi des services de sécurité très puissants.»

«Vladimir Poutine doit également se protéger contre son peuple. Dans ce sens, il a tout mis en place pour liquider ses adversaires. Excepté une défaite cuisante en Ukraine, à l’image de la débâcle des Tsars en 1917 lors de la première guerre mondiale, il y a peu de chance de voir tomber Poutine. Il faudrait que des militaires ou des élites se retournent contre lui. Mais comment devraient-ils faire pour y parvenir ? Cela semble très peu probable dans la mesure où tout le monde est surveillé en Russie.»

«De plus, il est important de garder à l’esprit que la guerre en Ukraine est finalement le couronnement de la carrière de Poutine. Ce dernier utilise ce conflit pour durcir encore le régime.»

«Finalement, il y a plusieurs scénarios envisageables en cas de victoire ou de défaite en Ukraine mais une chose est certaine : il n’y aura pas un putsch classique en Russie car le pays est complètement orienté sur l’obéissance à un chef.»

Comment voyez-vous la suite de ce conflit ?

«Il y a encore beaucoup d’incertitudes. Un enlisement serait le pire des cas. Au contraire, les Ukrainiens reprennent des territoires et signent un traité avec la Russie. Dans ce cas, Poutine pourrait-il présenter à son peuple une défaite comme une victoire ? Quoiqu’il en soit, tant que Poutine sera là, il n’y aura pas d’issues.»

«Une victoire de l’Ukraine soulèverait aussi de nombreuses interrogations. Il faudrait se demander comment reconstruire ce pays et comment considérer la Russie sur la scène internationale après ce conflit. J’ai l’impression qu’on banalise l’après-guerre car les défis seront énormes.»

Pour conclure, quels sont les événements qui vous ont le plus marqué depuis le début de ce conflit ?

«L’événement le plus affreux est évidemment le fait même que la guerre ait commencé. Nous ne pouvions pas penser que Vladimir Poutine soit insensé à tel point de déclencher ce conflit si absurde. C’est incroyable d’avoir une telle obsession pour vouloir détruire un pays. Dans le même ordre d’idées, il est tout autant idiot de croire que l’Ukraine soit une nation à la botte des États-Unis.»

«D’autres événements m’ont aussi marqué. Dans ce sens, il est fascinant de voir la résistance des Ukrainiens face à l’envahisseur russe. Ils sont parvenus à contredire de nombreux spécialistes qui voyaient l’armée de Poutine écraser ce pays en quelques semaines seulement. De plus, j’ai également été fortement touché par les événements tragiques de Boutcha. Je ne pouvais pas penser qu’en 2022, on allait revoir autant d’atrocités. Finalement, il est aussi important de souligner à quel point le régime russe a su rallier une majorité autour de cette guerre.»