OppositionDans les régions russes, l'ébauche d'une mobilisation politique
ATS
31.1.2021 - 08:17
Quand il a vu les milliers de manifestants pro-Navalny emplir la rue principale de Perm malgré les -20 degrés Celsius ambiants, Ivan Roudniev a réalisé que quelque chose avait changé: «On était scotché. C'était une première».
Dans cette ville industrielle de l'Oural russe, entre 5000 et 8000 personnes ont défilé le 23 janvier en soutien à l'opposant emprisonné au président russe Vladimir Poutine. Si cela semble peu pour une cité d'un million d'habitants, c'est un record «dans l'histoire moderne de Perm», assurent les médias locaux.
Membre de l'équipe d'Alexeï Navalny, Ivan Roudniev avait senti le «buzz» monter: «Les gens nous écrivaient pour nous dire qu'ils viendraient, nous demander des détails», raconte à l'AFP ce jeune homme de 27 ans, en l'absence du chef local, incarcéré.
Des scènes similaires se sont multipliées à travers le pays: d'Iakoutsk en Sibérie par -50 degrés à la péninsule de Crimée, annexée par la Russie en 2014, plus de 110 villes ont suivi l'appel d'Alexeï Navalny.
«Un programme commun russe»
La mobilisation est inédite alors que ces manifestations étaient interdites, le risque d'arrestation non négligeable et que l'activisme politique en Russie est traditionnellement l'apanage de Moscou ou Saint-Pétersbourg.
«Des villes auxquelles on n'aurait jamais pensé» ont rejoint le mouvement, note le sociologue Alexeï Levinson, du centre Levada: «Pour la première fois, nous avons vu les gens sortir en masse non pour une cause locale, mais pour un programme commun russe».
Pour beaucoup, le sort de l'opposant, arrêté aussitôt rentré en Russie après cinq mois de convalescence en Allemagne, ou son film dénonçant le fastueux palais que se serait fait construire Vladimir Poutine au bord de la mer Noire, n'ont été que des catalyseurs.
La lassitude des élections jouées d'avance, la corruption du système judiciaire ou la stagnation du niveau de vie ont eu plus d'influence. Perm, malgré son centre-ville inchangé depuis la chute de l'URSS, n'est pas la plus à plaindre: la ville a su garder une base industrielle forte.
Stagnation
Mais même là, elle a été reléguée «à la périphérie mondiale» regrette un militant d'opposition local de 38 ans, Iouri Bobrov, par rapport aux «années 1970, [lorsque l']on construisait les moteurs des Proton, les fusées les plus puissantes au monde».
Assia Alypova, musicienne et traductrice de 31 ans qui a longtemps souhaité «rester en dehors de la politique», fait partie de ces Russes ayant rejoint la mobilisation le 23 janvier.
«Il y a eu tellement de sujets de préoccupation en 2020», soupire-t-elle. Les poursuites visant la militante LGBT Ioulia Tsvetkova, puis les amendements constitutionnels permettant à Vladimir Poutine de rester au pouvoir jusqu'en 2036, lui ont servi d'électrochoc.
La jeune femme regrette aussi la stagnation culturelle qui a touché Perm. Au début des années 2010, un collectionneur renommé, Marat Guelman, avait été nommé directeur du musée d'art contemporain et le chef d'orchestre star Teodor Currentzis embauché par l'opéra local. «Bilbao sur les bords de la Sibérie», titrait le New York Times.
Une exposition critique des JO-2014 de Sotchi a eu raison de Marat Guelman, dont le musée dépérit depuis. Les artistes ont été priés de rentrer dans le rang et Teodor Currentzis a quitté Perm en 2019.
Pessimiste
«Je ne pense pas que les gens soient sortis pour M. Navalny, mais contre tout ce qui se passe, tout ce dont nous sommes mécontents», assure Assia Alypova.
Alexandre Kynev abonde: «Le principal organisateur de ces actions, c'est le pouvoir lui-même, son comportement», explique le politologue indépendant. Mais impossible pour les opposants comme pour les experts de prédire la pérennité de cette mobilisation, alors qu'Alexeï Navalny a appelé à une nouvelle journée de manifestation dimanche.
Ivan Roudniev veut croire que «quelque chose va changer», car «c'est absolument impossible de ne pas tenir compte de l'opinion de tant de gens». Assia Alypova, elle, discute beaucoup avec ses amis de la suite de ce mouvement, des mois de manifestations au Bélarus qui n'ont pas fait plier le président Alexandre Loukachenko.
Les événements qu'elle observe la rendent pessimiste: Khabarovsk, en Extrême-Orient, avait été la première ville de province russe à manifester massivement après l'arrestation en juillet 2020 du gouverneur local, élu à la barbe du Kremlin. Plusieurs mois de mobilisation n'ont pas suffi: le gouverneur est resté en prison.