«Sentiment d'abandon» Dans une petite ville française, le vote RN sur fond de désarroi

ATS

19.6.2024 - 09:02

C'est une petite bourgade tranquille de 8000 âmes, où l'insécurité est vécue de loin. Mais à Lure, dans l'est de la France, le sentiment de déclassement prospère, et avec lui le vote Rassemblement national, à l'heure d'élections législatives qui pourraient être serrées.

Cette photo prise à Lure, dans le centre-est de la France, le 14 juin 2024, montre la façade de la permanence parlementaire du député français du parti d'extrême droite français Rassemblement national (RN) Emeric Salmon.
Cette photo prise à Lure, dans le centre-est de la France, le 14 juin 2024, montre la façade de la permanence parlementaire du député français du parti d'extrême droite français Rassemblement national (RN) Emeric Salmon.
AFP

Dans son bureau de bon matin, le maire socialiste Eric Houlley a l'air tendu d'un homme qui part à la bataille plus tôt que prévu. Le sexagénaire a remporté trois fois les élections municipales pour la gauche dans cette commune de Haute-Saône, mais les résultats des autres scrutins sont aux antipodes.

Au second tour de la présidentielle, Marine Le Pen a obtenu quasiment 57% des voix dans ce département rural. Les législatives de 2022 ont vu l'arrivée du député RN Emeric Salmon, vainqueur avec plus de 54% des voix face à un sortant macroniste. Et lors des européennes, Lure a voté à presque 42% pour le RN, au-dessus de la moyenne nationale.

Sentiment d'abandon

Alors, le premier édile a décidé d'être candidat à la députation sous la bannière Nouveau Front populaire (alliance des gauches). «Le RN a le vent en poupe, il a des atouts, mais je pense qu'une offre politique crédible et solide peut contrarier ses succès récents», dit-il.

Parmi les moteurs du vote RN, M. Houlley avance «le sentiment d'abandon que peuvent ressentir les habitants. Prenons l'exemple de la santé: même si le déficit d'offre de santé est un problème quasiment global, il est particulièrement prégnant dans les territoires ruraux».

Le constat du député RN Emeric Salmon n'est guère différent. Sa permanence parlementaire est en face de la mairie, mais la campagne se fait notamment au café, à une dizaine de mètres de là. A son arrivée, il se fait accueillir avec chaleur par l'un des habitués: «Bonjour M. le maire». «Non, moi je suis député.»

A côté des joueurs de cartes, l'élu énumère des maux bien connus de cette France périphérique: désertification médicale, manque d'attractivité pour les entreprises, peu de transports en commun. «Les gens ont l'impression qu'on ne s'occupe pas d'eux (...). Nous, nous arrivons avec des propositions, et les Français nous donnent ce crédit: nous ne sommes pas responsables de la situation.»

«Bientôt Istanbul»

Au comptoir, Joël, 61 ans, chef magasinier à la retraite, a voté RN et se laisserait de nouveau tenter, notamment pour des raisons de pouvoir d'achat. Mais lorsqu'il apprend que le maire de gauche va se présenter, Joël hésite: «Ah oui, je l'aime bien. Peut-être que je vais voter pour lui».

Hors de question pour Philippe, retraité de 68 ans et membre du RN, qui défend le «respect des valeurs». Avant de lâcher que la ville a bien changé à ses yeux: «bientôt, ici, ce sera Istanbul», lance-t-il.

Désertification

Est-ce que l'on vit mal à Lure? La ville vient de se doter d'un nouveau gymnase rutilant et la médiathèque ferait rêver certains quartiers parisiens. Mais dans la rue principale, les vitrines désaffectées rappellent la désertification en marche. Dans une boutique, une sexagénaire est l'une des seules clientes ce matin-là. «Elle est belle cette robe, vous pouvez me la réserver jusqu'à la fin du mois?», demande-t-elle à la vendeuse.

Le docteur Jean-Luc Beyer, 62 ans, dont 37 ans d'exercice ici, défend l'idée d'une certaine douceur de vivre dans cette sous-préfecture. «J'ai toujours laissé ma voiture ouverte, même lors de mes visites de nuit. Ici, on peut laisser son gamin de neuf ans aller tout seul à son entraînement de sport sans aucune crainte».

Mais il reconnaît la difficulté croissante d'accès aux soins. «Je suis le seul de mes confrères à avoir trouvé un remplaçant à ma retraite». Pas de gynécologue – hors hôpital – dans tout le département, des kinés qui ne prennent plus de patients, des spécialistes à des dizaines de kilomètres – faisant grimper la facture d'essence -, chacun ici a une anecdote.

Chapelet de renonciations

Dans les locaux du Comité de vigilance pour la défense des services de proximité, Catherine Faucogney, Michel Antony et Patrick Tournadre, tous retraités de la fonction publique, égrènent les fermetures de services publics, tel un chapelet de renonciations.

D'abord, la maternité, puis la caserne militaire – avec le départ d'un millier d'habitants dans la foulée -, l'antenne de l'assurance-chômage... «On n'a plus cette sensation d'égalité citoyenne du territoire, et le RN s'est emparé de ces thèmes il y a des années», soupire Patrick Tournadre.

«Ce sentiment de déclassement pèse énormément», abonde Michel Antony. A force de protester, l'association a pris une ampleur nationale. «Nous, on a été approchés par le RN, mais il est hors de question de les rencontrer», assène le septuagénaire.