Reportage L'onde de choc de la guerre en Ukraine va jusqu'au pôle Nord

AFP

25.5.2022 - 07:42

Kiev a beau être deux fois plus loin que le pôle Nord, la guerre en Ukraine crée des remous à Barentsburg, une insolite communauté de l'Arctique où mineurs russes et ukrainiens extraient du charbon côte à côte depuis des décennies.

Buste de Lénine, sculpture proclamant en lettres cyrilliques rouges «notre objectif – le communisme»... Tout rappelle que la présence russe dans ce village du sud-ouest de l'archipel norvégien du Svalbard ne date pas d'hier.  

Après avoir compté jusqu'à 1500 âmes au crépuscule de la Guerre froide, Barentsburg a vu sa population péricliter après l'implosion de l'URSS. Mais 370 personnes cohabitent encore aujourd'hui dans cette ex-vitrine soviétique: aux deux tiers des Ukrainiens, la plupart originaires de la région russophone du Donbass, et des Russes pour le reste. 

«Il y a bien sûr des tensions et des discussions sur les réseaux sociaux tels que (les groupes internes de la communauté sur) Facebook et Telegram, mais il n'y a aucun signe de conflit visible à la surface», assure le consul russe local, Sergueï Gouchtchine.

Protégé par de hautes grilles et des caméras de surveillance, le consulat richement décoré avec entrée en marbre, jardin d'hiver et tapisserie murale faite sur mesure, domine le village.

Preuve, peut-être, que la colère couve tout de même, 45 personnes ont quitté Barentsburg «depuis le début de l'opération», admet M. Gouchtchine, reprenant la terminologie utilisée par Moscou au sujet de l'invasion de l'Ukraine déclenchée le 24 février.

Partir n'est pourtant pas chose facile: les sanctions occidentales imposées aux banques russes empêchent non seulement les mineurs d'envoyer de l'argent à leurs familles, mais complique aussi l'achat de billets d'avion. Le seul aéroport pour quitter l'endroit est situé à Longyearbyen, le chef-lieu de l'archipel, à 35 kilomètres de là, où la carte Visa ou Mastercard est quasiment indispensable.

Opinions «polarisées»

À l'entrée de Barentsburg, la centrale à charbon crache un fumet noir, ajoutant à la grisaille ambiante. Le traité international qui a placé l'archipel du Svalbard sous souveraineté norvégienne en 1920 garantit aux ressortissants des Etats signataires un accès égal à ses ressources naturelles.

C'est à ce titre que la compagnie d'Etat russe Arktikugol Trust exploite le filon de charbon de Barentsburg, sur les rives du fjord Isfjorden, depuis 1932. Entre les bâtisses aux coloris pastel, quelques habitants se pressent pour échapper au froid glacial qui règne encore en ce mois de mai. La discrétion est de mise, a fortiori quand on travaille pour une compagnie d'Etat.

La Russie punit de lourdes amendes ou de peines de prison toute personne reconnue coupable d'avoir «discrédité» l'armée ou diffusé de «fausses informations» à son sujet. «Oui, les opinions sont absolument polarisées», confie la guide et historienne russe Natalia Maksimichina. Mais, quand on parle politique, «on sait où s'arrêter».

Les langues se délient plus facilement à Longyearbyen que l'on ne peut rejoindre, faute de route, qu'en hélicoptère ou sur une motoneige l'hiver et en bateau l'été.

Selon Julia Lytvynova, une couturière ukrainienne de 32 ans qui a vécu à Barentsburg, Arktikugol Trust y musèle les points de vue divergents. Du coup, «les gens se taisent, travaillent et vivent leur vie comme si rien ne se passait», déplore-t-elle. Si elle n'a pas remis les pieds à Barentsburg depuis le début de la guerre, elle y a fait accrocher un poster par un ami sur les grilles du consulat russe. 

«Tensions»

Un message sur fond bleu et jaune, les couleurs de l'Ukraine: «Navire militaire russe, va te faire foutre!», une référence à la réplique légendaire de garde-frontières ukrainiens à l'équipage d'un croiseur russe qui leur intimait de se rendre. La pancarte a été décrochée en moins de cinq minutes, assure-t-elle.

Après 22 ans passés au Svalbard, le maire -norvégien- de Longyearbyen, Arild Olsen, dit n'avoir «jamais vu un tel niveau de discorde» dans sa bourgade où vivent quelque 2.500 personnes d'une cinquantaine de nationalités différentes, dont une centaine de Russes et d'Ukrainiens. «Il y a des tensions dans l'air», confie-t-il.

En réponse à l'invasion, la plupart des voyagistes de Longyearbyen ont cessé d'emmener les touristes vers Barentsburg, privant la toute-puissante compagnie d'Etat russe d'une manne devenue importante à côté du charbon.

Julia Lytvynova se félicite de ce boycott. «Parce que cet argent soutient l'agression de la Russie», explique-t-elle. En refermant ce robinet, «ils n'aident pas à tuer mon peuple ukrainien».