Russie «L’attaque contre Navalny est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase» 

de Gil Bieler

28.1.2021

Empoisonné, puis arrêté: le sort d’Alexeï Navalny suscite l’inquiétude au-delà des frontières de la Russie. Quelles sont les menaces qui planent sur l’opposant au Kremlin et quels sont les plans de Vladimir Poutine? Le professeur Ulrich Schmid de l’université de Saint-Gall apporte des éléments de réponse.

M. Schmid, les forces de sécurité russes ont durement réprimé les manifestations de partisans d’Alexeï Navalny au cours du week-end – est-ce un signe de nervosité du Kremlin?

Il faut certainement interpréter cela sous et angle, oui. Le premier coup du Kremlin n’a pas fonctionné: le gouvernement avait clamé haut et fort qu’Alexeï Navalny serait arrêté s’il revenait en Russie. Mais au lieu de se laisser intimider, [Alexeï] Navalny a ignoré cette menace et foncé tête baissée. Il a contré le défi imposé par le Kremlin par une attaque encore plus forte – il a rejeté une existence fade de réfugié politique en Allemagne pour retourner dans la fosse aux lions.

Immédiatement après son retour, il a été condamné à 30 jours de prison. Il en paie donc le prix fort.

Du moins auprès de l’opinion publique occidentale, son calcul s’est révélé juste: en tant que victime d’un empoisonnement orchestré par l’Etat, il lutte d’autant plus énergiquement contre l’Etat de non-droit russe. Les preuves que les services secrets étaient derrière la tentative d’assassinat sont en effet accablantes.

Quelle est la situation actuelle en Russie même? Devient-il un héros populaire?

Au sein de l’opinion publique russe, [Alexeï] Navalny a bien des partisans, mais principalement dans la tranche d’âge des moins de 35 ans qui utilise Internet. En revanche, dans les milieux plus âgés et ruraux qui s’informent par le biais de la télévision publique, il est considéré comme un criminel, un fauteur de troubles. Les médias d’Etat ne manquent jamais de souligner qu’[Alexeï] Navalny a déjà été condamné à deux reprises dans des affaires de fraude présumée, sans mentionner qu’il s’est défendu à la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg et qu’il a obtenu gain de cause.

De la même manière, ils se gardent probablement de mentionner l’empoisonnement, n’est-ce pas?

Exactement. L’interprétation russe, relayée également par Vladimir Poutine lui-même, est qu’il s’agit d’une mise en scène employée par les services secrets occidentaux pour nuire à la Russie.

A propos
Ulrich Schmid est professeur de culture et société russes à l’université de Saint-Gall.
zVg

Ulrich Schmid est professeur de culture et société russes à l’université de Saint-Gall.

Les protestations qui ont eu lieu ont été les plus importantes depuis plusieurs années. Pourquoi tant de gens en ont-ils assez en ce moment même?

L’attaque contre [Alexeï] Navalny a suscité l’indignation d’une partie de la population qui était prête à protester. Ces personnes sont depuis longtemps mécontentes du statu quo, qui se traduit par exemple par un manque de possibilités de participation politique. C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

Et dans quelle mesure le film d’Alexeï Navalny sur le palais luxueux de Vladimir Poutine a-t-il contribué à cela?

Je n’exagèrerais pas l’importance de ce film. Des rumeurs sur ce palais circulent auprès de l’opinion publique russe depuis plusieurs années. Ce n’est donc pas une grande surprise, mais plutôt une confirmation de ce que l’on soupçonne déjà depuis un certain temps: que la corruption s’étend jusqu’à [Vladimir] Poutine.



«Navalny sait qu’il peut rassembler un nombre particulièrement important de personnes avec la question de la corruption...»

Où peut-on placer Alexeï Navalny sur le plan politique, au juste?

Il avait un passé nationaliste, mais il a cherché à s’en détacher par la suite. Il est ensuite devenu célèbre avec un sujet assez apolitique, à savoir la lutte contre la corruption. Il a tout d’abord révélé et critiqué les pratiques de passation de marchés publics sur un site web et aujourd’hui, il est à la tête d’un fonds de lutte contre la corruption. Avant celui sur le palais de [Vladimir] Poutine, il a également publié des films sur son fidèle compagnon d’armes Dmitri Medvedev ainsi que sur l’ancien procureur général Iouri Tchaïka. [Alexeï] Navalny sait qu’il peut rassembler un nombre particulièrement important de personnes avec la question de la corruption et veut donc couvrir un spectre politique aussi large que possible. Cependant, il ne parvient pas vraiment à rallier les gens à sa cause sur le plan politique.

Mais il est considéré comme la figure d’opposition la plus influente.

Il y a eu un sondage réalisé par l’institut privé et indépendant Levada en août 2020. On a demandé aux gens s’ils voteraient pour [Alexeï] Navalny en tant que président. Seulement deux pour cent des personnes interrogées ont répondu «oui».

Comment Alexeï Navalny a-t-il pu se distancier de sa position autrefois nationaliste?

[Alexeï] Navalny se considère toujours comme un patriote russe. Ses partisans ont souvent avec eux le drapeau national russe pour montrer qu’ils représentent la «vraie» Russie. [Alexeï] Navalny a également une position claire sur la question de la Crimée: il ne veut pas rendre la péninsule à l’Ukraine.

Vous dites qu’Alexeï Navalny touche surtout les plus jeunes: sont-ils particulièrement critiques à l’égard du gouvernement?

Les jeunes sont tout simplement plus mobiles, que ce soit sur le plan privé ou professionnel. Le gouvernement prétend que la Russie est une société moderne – mais sur la base de valeurs différentes de celles de l’Occident. Au lieu des libertés individuelles et du libéralisme, ce sont des valeurs conservatrices qui sont défendues. Ce message passe bien auprès de la génération plus âgée, mais les plus jeunes voient parfaitement comment fonctionnent les sociétés occidentales et que leur patrie est à la traîne sur le plan politique.

«Il faut énormément de courage pour descendre dans les rues en Russie aujourd’hui»

Quelles sont les chances de changement en Russie aujourd’hui?

Cela dépend de la durabilité de la mobilisation qu’[Alexeï] Navalny est en mesure de provoquer. De nouvelles protestations ont été annoncées pour samedi – même s’il faut bien sûr constater qu’il faut énormément de courage pour descendre dans les rues en Russie aujourd’hui.

Qu’est-ce qui attend Alexeï Navalny désormais?

Il est déjà concerné par de nouvelles poursuites pour avoir appelé à des protestations non autorisées. En Russie, les peines pour cela sont draconiennes. Il est non seulement tout à fait concevable que la peine de trois ans et demi avec sursis d’[Alexeï] Navalny soit commuée en une peine de prison ferme, mais il pourrait également être condamné à une autre peine de plusieurs années pour incitation à des troubles de grande ampleur. Ce serait alors un nouveau scénario à la Khodorkovski: la figure d’opposition Mikhaïl Khodorkovski a passé dix ans en prison avant d’être libéré et de s’enfuir en Occident.

Quel est l’objectif d’Alexeï Navalny, au juste?

J’imagine que tout ce qu’il a fait jusqu’à présent s’inscrit dans le cadre des élections présidentielles de 2024. Qu’il veut influencer ces élections par ses actions spectaculaires et audacieuses.

«Vladimir Poutine pourrait aussi installer un président faible et loyal.»

Sait-on ce que Vladimir Poutine prévoit pour l’avenir? Après tout, il a déjà 68 ans.

L’année dernière, il y a eu des signes d’une volonté de [Vladimir] Poutine de garder toutes les options ouvertes pour 2024. Il est vrai que la réforme constitutionnelle approuvée par le peuple lui donne la possibilité d’effectuer deux nouveaux mandats de six ans. Mais [Vladimir] Poutine pourrait aussi installer un président faible et loyal – comme [Dmitri] Medvedev entre 2008 et 2012 – et tirer les ficelles en coulisses. Ou bien il pourrait prendre le poste de président du Conseil d’Etat, constitutionnalisé l’an dernier. Enfin, il pourrait demander à être nommé sénateur à vie. En tout état de cause, s’il se retire, la révision de la constitution lui garantit l’immunité. Tant de choses sont possibles.

Berne fait part de son inquiétude

Le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) a exprimé son inquiétude concernant l’arrestation d’Alexeï Navalny à son retour à Moscou et sa condamnation. «La justice doit être indépendante de la politique et respecter les droits humains», a déclaré le DFAE à l’agence de presse Keystone-ATS. Les procédures judiciaires ne doivent pas être utilisées comme moyen de persécution politique, a ajouté l’institution. La Suisse demande également à la Russie d’ouvrir une enquête indépendante sur l’empoisonnement d’Alexeï Navalny.

Le problème de Vladimir Poutine est-il qu’il est tout simplement irremplaçable?

[Vladimir] Poutine a passé 20 ans au pouvoir, si l’on compte sa période en tant que Premier ministre de 2008 à 2012, lorsqu’il était numéro deux. Il a donc eu plus que suffisamment de temps pour installer ses hommes de confiance à tous les postes clés. [Vladimir] Poutine n’est pas un autocrate: si jamais il devait tomber ou se retirer à un autre poste, le système qu’il a mis en place perdurerait certainement.

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