«Ils savent négocier»Le Qatar, maître dans l'art de l'influence à coups de gazodollars
ATS
16.12.2022 - 12:38
Étroite presqu'île désertique adossée au géant saoudien, le Qatar a réussi le tour de force de devenir en trois décennies un acteur central de la scène internationale, usant d'une stratégie simple mais efficace: acheter de l'influence tous azimuts à grand renfort de «gazodollars».
Keystone-SDA
16.12.2022, 12:38
ATS
Investissements économiques à l'étranger, sportifs, ou bons offices diplomatiques, l'émirat ne ménage aucun domaine pour accroître son rayonnement dans le monde et exister dans un environnement arabo-persique secoué de crises.
«Il y a chez eux cette volonté d'exister sur la carte mondiale, de peser, d'être amis avec tout le monde, de parler avec les gens avec qui les autres ne parlent pas. Ils ont su se rendre incontournables», résume pour l'AFP Georges Malbrunot, journaliste au journal Le Figaro et coauteur du livre «Qatar Papers» paru en 2019 et consacré aux financements qataris de projets européens.
«Ce ne sont pas des idéologues, mais des pragmatiques. Leur stratégie est généralement pensée, avec une idée maîtresse qui est 'qui finance, influence, ce qui se traduit par une propension à acheter beaucoup de gens et par des biais parfois contestables d'un point de vue légal», souligne M. Malbrunot.
Ces largesses se retrouvent aujourd'hui au coeur d'un retentissant scandale de corruption à Bruxelles, où plusieurs membres du Parlement européen – dont l'une de ses vice-présidentes, l'eurodéputée socialiste grecque Eva Kaili – sont soupçonnés d'avoir reçu d'importantes sommes d'argent du Qatar pour défendre ses intérêts.
«Ils savent négocier»
Dirigé sans partage depuis des décennies par la famille Al-Thani, le Qatar ne pèse pas lourd dans les classements statistiques mondiaux, avec moins de trois millions d'habitants et quelque 11'500 km2 de surface, soit à peine plus que la Corse.
Allié proche des Etats-Unis et de la France, ce petit pays adepte d'un islam très conservateur est largement aidé par la gigantesque manne financière tirée de ses ressources pétrolières et plus encore gazières.
«Ils sont devenus utiles et considérés comme tels par beaucoup de pays», affirme à l'AFP un ancien ambassadeur de France au Qatar. «Ça aide bien sûr d'avoir de l'argent mais il n'y a pas que ça. Ils ont un sens des opportunités absolument unique et ils savent négocier», ajoute ce diplomate sous couvert d'anonymat.
Coup de génie médiatique
Le premier coup de génie des dirigeants qataris remonte aux années 90, avec le lancement de la chaîne de télévision Al Jazeera, dont l'ambition était de donner pour la première fois la parole à toutes les sensibilités du monde arabe.
Diffusée dans plusieurs langues avec 80 bureaux dans le monde, la chaîne parfois surnommée la «CNN arabe» a notamment a été la caisse de résonance des mouvements du Printemps arabe, même si ses détracteurs jugent sa ligne éditoriale trop favorable aux islamistes, y voyant parfois un outil au service de la diplomatie du Qatar.
S'y est ajoutée une très efficace «diplomatie du sport», passant notamment par l'organisation de grandes compétitions internationales – la dernière en date étant le Mondial de football – le lancement dans les années 2010 de la très populaire chaîne sportive beIN ou encore l'achat de clubs de foot de premier plan mondial tels que le Paris Saint-Germain (PSG). L'émirat pourrait être candidat à l'organisation des JO 2036.
En parallèle, le richissime émirat gazier a investi dans de grands groupes internationaux (Volkswagen, Vinci, Hapag-Lloyd, Barclays, etc.) ou dans l'immobilier, le plus souvent via son fonds souverain, le Qatar Investment Authority, l'un des plus importants du monde.
Sans compter le financement ces dernières années de pas moins de 140 projets de mosquées, écoles et centres islamiques en Europe, au profit d'associations souvent liées à la mouvance controversée des Frères musulmans, comme l'a révélé le livre «Qatar Papers».
Spécialiste des grands écarts
Mais c'est peut-être dans la sphère diplomatique que l'influence du Qatar est la plus spectaculaire. «Ils ont pris le parti de parler à tout le monde, États-Unis et Iran, Iran et Israël, Israël et Hamas, talibans et États-Unis, car ils cherchent à se poser comme un acteur et médiateur incontournable de la région», souligne Emma Soubrier, chercheuse associée à l'Institut de la Paix et du Développement de l'Université Côte d'Azur à Nice.
C'est par exemple à Doha, capitale du Qatar, que Washington et les talibans ont négocié le départ des troupes américaines et que se poursuit le dialogue entre les États-Unis et les nouveaux maîtres de l'Afghanistan. Doha fut aussi la base logistique d'où fut organisée l'évacuation des Occidentaux et de certains Afghans de Kaboul après la victoire des talibans.
Mais surtout la stratégie qatarie «s'inscrit dans le cadre d'une rivalité exacerbée avec les Émirats arabes unis, également très offensifs dans les opérations d'influence à l'échelle mondiale, et dans une moindre mesure avec l'Arabie saoudite», explique à l'AFP Emma Soubrier.
Une rivalité qui s'est récemment transformée en crise: durant plus de trois ans, de juin 2017 à la réconciliation officielle de janvier 2021, l'économie qatarie a été affectée par un embargo imposé par l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et l'Égypte. Ces pays accusaient Doha, malgré ses démentis, de soutenir des groupes extrémistes et de se rapprocher de l'Iran chiite, principal rival régional de Ryad.