Interview«Il est très difficile d’estimer comment Trump agira à l’avenir»
De Gil Bieler
12.11.2020
Que pouvons-nous attendre de Donald Trump au cours de ses dernières semaines de mandat? Pour Franziska Brühwiler, experte des Etats-Unis à l’université de Saint-Gall, le président américain vaincu demeure imprévisible.
Mme Brühwiler, Joe Biden entend unir la nation, panser les plaies: quelles sont ses chances d’y parvenir?
Cela ne se fera pas du jour au lendemain. Force est de constater que le succès électoral de [Donald] Trump en 2016 n’est pas le fruit du hasard: à l’époque, il y avait déjà une forte tendance à la division au sein de la population. Joe Biden ne peut donc pas être un sauveur, mais dans un premier temps, il peut provoquer une normalisation – dans sa démarche, dans ses manières et dans son ton. Ce serait un signal positif pour de nombreux Américains qui sont fatigués de ces dernières années bruyantes et brûlantes.
Claudia-Franziska Brühwiler
ZVG
Claudia-Franziska Brühwiler est professeure de sciences politiques à l’université de Saint-Gall. Ses recherches portent notamment sur le conservatisme américain.
Prenons un agriculteur de l’Iowa et un trader new-yorkais: comment Joe Biden pourra-t-il satisfaire les deux?
En tant que chef du gouvernement, il ne peut absolument pas y parvenir, pas plus que tous ses prédécesseurs. Mais ce qu’il peut faire, c’est faire preuve de considération pour ceux qui font partie des perdants dans l’environnement actuel en menant une politique économique prudente. Dans le contexte de la pandémie, ce sont les populations en bas de l’échelle sociale. Il peut s’attaquer à différentes choses et essayer de ne faire passer aucun intérêt particulier en premier. Mais cela reste un exercice d’équilibriste. En tant que chef d’Etat, il s’efforcera de rassembler et d’envoyer des signes d’unité.
De quoi dépend principalement la réussite – ou l’échec – de cette mission?
Il doit rétablir la confiance envers le gouvernement et faire en sorte que les Américains le reconnaissent – qu’ils aient voté pour lui ou non. Il ne doit pas prendre une posture triomphante, ce qu’il évite de faire autant que possible depuis les élections. Et la question est de savoir comment il va coopérer avec le Congrès: à la Chambre des représentants, la chambre basse, ses démocrates conservent la majorité. Mais au Sénat, la chambre haute, les républicains devraient rester au pouvoir. C’est là que [Joe] Biden devra montrer qu’il est prêt à coopérer avec l’opposition.
Le chef des républicains au Sénat, Mitch McConnell, a prononcé un discours tout en prudence, sans jamais faire siennes ces accusations de fraude. Est-il par ailleurs prêt à coopérer?
[Mitch] McConnell est bien sûr quelqu’un de malin et il recherchera attentivement les thèmes pour lesquels il existe des chevauchements avec [Joe] Biden. De même, il coopérera lorsque cela sera dans l’intérêt des conservateurs. Mais dans le même temps, il fera contrepoids si quelque chose va trop loin pour lui. En fin de compte, comme l’a montré l’issue des élections, les Américains ne veulent pas d’une politique clairement progressiste. La majorité tend vers le centre, ce n’est pas sans raison que [Joe] Biden l’a emporté en suivant un cap modéré. Du point de vue des citoyens, ce n’est donc plus une mauvaise chose si tout ne se passe pas comme l’espère le camp progressiste.
Donald Trump a fortement accaparé son parti. Comment se portera le Grand Old Party sans lui désormais?
Au niveau fédéral, il est vrai que [Donald] Trump a dominé le parti. Néanmoins, il convient également de constater que ce n’est pas pour autant que les républicains ont voué une loyauté éternelle à leur chef éphémère. Il est intéressant d’observer que très peu de représentants du parti ont soutenu les accusations infondées formulées par [Donald] Trump au sujet d’un trucage des élections. Le parti s’émancipera donc rapidement de lui, tout en conservant cependant toutes les choses avec lesquelles il a eu du succès. Sur le volet économique, par exemple, [Donald] Trump a changé le cap – un retour à l’ancienne politique, qui était fortement orientée vers le libre-échange, ne se fera probablement pas très rapidement. Le parti poursuivra également sa politique migratoire.
Vous dites que les républicains s’émanciperont de Donald Trump. Un Donald Trump peut-il juste s’intégrer au parti?
C’est une question intéressante. Il ne s’y est jamais intégré. Il a brièvement monopolisé le parti – et auparavant, il n’avait jamais été actif en politique. Selon moi, il est donc très difficile d’estimer comment il agira à l’avenir. Par exemple, on ne sait pas encore s’il sera sous la menace de multiples procès après avoir quitté ses fonctions. Des efforts en ce sens sont déjà déployés à New York. Il reste donc à voir dans quelle mesure cela l’absorbera et à quel point il se replongera dans son business habituel. Mais tout cela est difficile à juger, car même si nous le suivons de très près depuis quatre ans maintenant, sa personnalité reste très difficile à cerner.
Dans son cercle intime, certains l’encourageraient à poursuivre le combat selon les médias, tandis que d’autres l’inciteraient à reconnaître sa défaite…
… ce qui serait totalement contraire à sa nature. C’est quelqu’un qui veut gagner à tout prix. Je ne m’attends donc pas à ce qu’il reconnaisse sa défaite dans un discours. Bien que cela puisse lui être bien plus bénéfique auprès de l’opinion publique que tous ces aboiements. Il pourrait encore faire preuve d’un peu de grandeur.
Que pouvons-nous attendre de Donald Trump au cours de ses dernières semaines de mandat?
Dans le meilleur des mondes, il tendrait la main pour assurer une bonne transition, c’est-à-dire que le personnel de Joe Biden bénéficierait de l’accès aux autorités fédérales qui lui est dû. Mais en réalité, il n’est probablement pas disposé à le faire. Ceci dit, il pourrait encore accomplir beaucoup de choses. On craint surtout qu’il ne puisse assouplir toutes sortes de réglementations en matière de protection de l’environnement par le biais de décrets. Les spéculations vont également bon train au sujet des grâces présidentielles – notamment pour lui-même, s’il peut trouver un arrangement juridique. Ainsi, de nombreuses questions restent là encore sans réponse.
Savons-nous mieux désormais ce qui lui a coûté sa réélection?
Les élections étaient dans le même temps un référendum sur sa politique. Toutefois, force est de constater que le résultat est serré, qu’il a réussi à faire grossir son électorat à plus de 70 millions de personnes. Beaucoup de gens sont donc absolument satisfaits de son administration, en particulier de sa politique économique – bien qu’il reste toujours à déterminer ce qui peut être considéré comme un succès à mettre au crédit du président et ce qui relève de la conjoncture.
Cela n’a toutefois pas suffi.
L’opposition, c’est-à-dire les démocrates, s’est mieux mobilisée, notamment dans les circonscriptions qu’elle avait perdues il y a quatre ans. Ils ont pu récupérer les minorités de manière ciblée et ont également obtenu de meilleurs résultats dans les banlieues et auprès de la classe ouvrière blanche, dans la traditionnelle Rust Belt [«ceinture de la rouille»].
On a également pu remarquer que Fox News, sa chaîne préférée, l’a aussi soutenu plus bruyamment. Comment expliquez-vous cela?
Fox News vaut mieux que sa réputation. Il y a des présentateurs vedettes comme Sean Hannity ou Laura Ingraham qui parlent au nom du président et représentent clairement son opinion, mais la couverture de Fox News est tout de même meilleure que ce que l’on pense généralement. Du moins pour ce qui est des faits et non de leur analyse. La chaîne CNN, par exemple, s’est elle aussi clairement positionnée ces dernières semaines – tout simplement contre Trump.
Que restera-t-il du mandat de Donald Trump?
Ses plus grands succès résident dans le système judiciaire: il est parvenu à nommer un grand nombre de juges fédéraux et à établir une majorité conservatrice à la Cour suprême, la plus haute cour des Etats-Unis. Les conséquences de ces manœuvres ne peuvent être surestimées, car aux Etats-Unis, les décisions portant sur de nombreuses questions sociales reviennent à la Cour suprême et non au système politique. De même, la confiance envers les Etats-Unis au niveau international ne pourra pas être rétablie du jour au lendemain.
Donald Trump espère encore pouvoir faire annuler les résultats des élections devant les tribunaux. Quelles sont ses chances d’y parvenir selon vous?
Les choses se présentent mal pour lui en ce moment.
A votre avis, Donald Trump assistera-t-il à l’investiture de Joe Biden en janvier 2021?
Joker! (rires) Tout dépend s’il revient à la raison et s’il souhaite partir en marquant les esprits. Mais là aussi, il est tellement difficile de savoir comment cet homme fonctionne. Je trouve toujours cela fascinant après toutes ces années.