Grogne des agriculteurs suisses«Ces blessures ne se sont jamais complètement refermées»
Gregoire Galley
2.2.2024
La colère du monde agricole, qui secoue l’Europe mais aussi la Suisse, est le sujet brûlant de ce début d’année. Asphyxiés par des revenus qui baissent, des coûts qui explosent et des règles qui les étouffent, les exploitants ont décidé de passer à l’action. Directeur de la Chambre fribourgeoise d’agriculture, Frédéric Ménétrey analyse cette situation aussi complexe qu’explosive.
Gregoire Galley
02.02.2024, 15:41
02.02.2024, 16:11
Gregoire Galley
La colère des agriculteurs embrase presque toute l’Europe depuis plusieurs semaines. Quelles sont les causes de cette grogne ?
«Il faut savoir que les raisons de ces manifestations diffèrent d’un pays à l’autre. En ce qui concerne la France et la Suisse, le mécontentement est par exemple lié aux importations car les conditions et le niveau d’exigence de la production sont plus élevés dans ces deux pays que dans d'autres.»
«Par conséquent, les produits importés coûtent bien moins cher que les produits indigènes. Cela soulève la question des accords de libre-échange qui ont déjà suscité, à plusieurs reprises par le passé, la colère du monde agricole. Ces blessures ne se sont jamais complètement refermées. Heureusement, il existe encore certaines limites aux frontières qui font qu’on ne peut pas tout importer à n’importe quel prix. Un autre problème est bien évidemment lié à l’inflation galopante qui engendre des coûts pharamineux pour les exploitants, mais de façon variable selon les pays.»
Ces manifestations, parfois violentes, ne risquent-elles pas finalement de desservir le monde agricole auprès du reste de la population ?
«Je pense que, globalement, les paysans sont encore soutenus par les autres citoyens. Cependant, il est intéressant de souligner que la façon de manifester change selon les pays. En Allemagne, les cortèges étaient bien alignés dans un ordre tout allemand. En France, on voit davantage l’aspect révolutionnaire avec cette volonté de «monter à Paris». En Suisse, les agriculteurs ont choisi de montrer leur ras-le-bol de manière plus symbolique puisque la marge de manœuvre pour manifester est très restreinte dans notre pays.»
«Toutefois, je pense aussi que des actions plus «violentes» seraient assez mal perçues par le reste de la population pour des questions culturelles par rapport au respect envers la police par exemple. Les agriculteurs s’efforcent aussi de dire qu’il ne faut pas chahuter les consommateurs ou les parlementaires mais plutôt privilégier un dialogue constructif avec des messages, des pétitions ou d’autres actions symboliques. Tout cela montre quand même une preuve du mécontentement qui existe dans nos campagnes.»
Malgré tout, la situation semble moins désespérée en Suisse. Comment expliquez-vous cela ?
«Au niveau du parlement, il y a eu des aides, tels que les paiements directs, qui ont été mises en place afin d’éviter une érosion totale de notre agriculture. Le maintien est donc là mais il n’est pas suffisant puisque des coûts de production ont passablement augmenté et que des exigences supplémentaires ont été instaurées.»
«Pour lutter contre cela, les agriculteurs ont choisi des alternatives. Par exemple, ils vont chercher un revenu annexe tout en optant pour arrêter de produire du lait afin de se concentrer sur des prestations de biodiversité ou les grandes cultures. Les structures économiques et géographiques de la Suisse leur permettent aussi de développer plus aisément ces alternatives. Ces dernières ne sont, cependant, pas vraiment viables sur le long terme pour maintenir le secteur pérenne.»
Au fil des ans, les conditions des familles paysannes ne se sont pas vraiment améliorées dans notre pays. Décriés par un certain nombre d’agriculteurs, les paiements directs sont-ils finalement une mauvaise solution ?
«Les paiements directs incitent les agriculteurs à exercer deux professions. Il faudrait augmenter le prix de certains produits de 10 ou 15 centimes et le débat sur les paiements directs n’aurait plus lieu d’être. Pour preuve, de nombreux exploitants expliquent qu’ils préféreraient la fin des paiements directs en échange d’une meilleure rémunération pour leur production avec le système actuel.»
Les agriculteurs doivent aussi faire face à une modernité frénétique (bureaucratie croissante, mesures écologiques de plus en plus contraignantes…) tout en prenant en compte les réalités de la terre. Une équation impossible à résoudre ?
«Comme je l’ai dit auparavant, les agriculteurs sont soumis à toujours plus de contrôles, d’exigences et de restrictions à tel point qu’ils se retrouvent dans une sorte de goulet d’étranglement. Tous ces éléments sont si oppressants que certains exploitants décident de jeter l’éponge. La seule solution est de diminuer ces contraintes afin de desserrer l’étau sur le monde agricole.»
«Il faut mettre l’accent sur la communication positive»
Frédéric Ménétrey
Directeur de la Chambre fribourgeoise d’agriculture
Comment expliquez-vous qu’une partie de la population manque de reconnaissance envers le travail des agriculteurs ?
«On l’a vu lors des dernières votations qui touchaient le monde agricole, une majorité de personnes soutient les paysans. De ce fait, le peuple a démontré que les agriculteurs avaient une place importante à ses yeux. Malgré tout, cette non-reconnaissance d'une minorité de la population, souvent citadine, est quelque chose qui peut toucher dans le mauvais sens du terme. En effet, elle oblige les paysans à devoir se défendre. Tout cela coûte de l’argent et de l’énergie, ce qui devient pesant, alors que les exploitants sont tout simplement amoureux de leur métier.»
«Il faut aussi garder à l’esprit que les paysans produisent en fonction des critères de qualité que veulent le consommateur et la grande distribution, avec, en toile de fond, des contraintes discutées par les parlements et édictées par l'État, et certainement sans aucun doute parmi les plus stricts au monde.»
Que faudrait-il faire pour que les mondes citadin et agricole réapprennent à se parler ?
«Il faut mettre l’accent sur la communication positive qui peut se faire par plusieurs biais : présence sur les marchés, organisation de brunchs, de manifestations villageoises ou encore faire l’Ecole à la ferme…Ces différents éléments créent un lien entre les agriculteurs et la société locale.»
«Cependant, il est de plus en plus difficile de s’investir de cette manière car il y a de moins en moins de paysans dans nos villages. Ce lien est davantage diffus dans les grandes villes. Il y a donc un travail à faire pour sensibiliser le citadin par rapport au travail de production des agriculteurs. Dans ce sens, et c’est peut-être un peu paradoxal, les récentes initiatives ont offert l’opportunité aux exploitants de mieux présenter leur travail et de prendre également en compte certaines critiques.»
Pour terminer, quelles seraient les mesures les plus urgentes à adopter afin de soulager les familles paysannes ?
«D’abord, il faut adapter les prix de 5 à 10% afin que les paysans puissent gagner leur vie avec leur travail. Cela peut se faire via la réduction des marges que s’octroient les grands distributeurs par exemple. Il y a donc un potentiel sans toucher les consommateurs. Avoir plus de stabilité avec des politiques agricole de plus de 4 ou 8 ans est aussi important.»
«Ensuite, il faut diminuer toute la complexité administrative qui pèse grandement sur les exploitants. Plus globalement, il faudrait que tous les acteurs de la filière, c’est-à-dire du producteur au consommateur, aient la possibilité de vivre décemment. Malheureusement, les agriculteurs sont actuellement les dindons de la farce. Il est donc nécessaire de faire bouger les choses.»
«Une dictature»
Christian Hofmann s’est fait connaître en 2015 après avoir lancé sur Facebook le mouvement «Swiss Agri Militant» (SAM) afin de dénoncer la détresse des agriculteurs. Neuf ans plus tard, force est de constater que les choses n’ont guère changé pour les familles paysannes. «La situation en Suisse n’est pas bonne. Ces dernières années, nous avons dû nous battre contre plusieurs initiatives populaires. Cela nous coûte beaucoup d’énergie et nous demande aussi d’importants investissements financiers pour juste garder le statut quo», explique l’agriculteur d’Avry-sur-Matran. Avant d’ajouter : «Tous ces moyens auraient pu être utilisés pour aller de l’avant et améliorer notre situation. Au lieu de cela, on a fait du surplace et quand on n’avance pas, on a même tendance à régresser ». Celui qui est également membre de l’exécutif de sa commune tacle aussi les géants de la grande distribution. «Ils véhiculent, via certaines publicités, une image qui dévalorise le travail des agriculteurs. Nous sommes donc soumis à leur dictature sur tous les éléments clés du marché», s’indigne-t-il.