La crise du coronavirus va changer la face de la vie urbaine. Conversation avec Renate Amstutz, directrice de l'Union des villes suisses, sur la mobilité du futur, le télétravail et le tourisme urbain.
Madame Amstutz, le coronavirus a-t-il eu une incidence sur nos villes?
Au sein de notre pays, les villes sont cruciales pour une grande partie de la population. Les trois quarts des Suisses vivent dans des villes et les communes environnantes. Elles sont des épicentres sociaux, économiques et culturels. Aussi la pandémie a-t-elle eu une incidence massive sur elles, pendant le confinement, mais aussi dans son sillage, ainsi que sur le long terme.
Quelles sont les conséquences du confinement?
Renate Amstutz
Renate Amstutz est directrice de l'Union des villes suisses.
Des changements profonds sont advenus. Je n'avais jamais vécu l'espace public et les transports en commun de cette façon. Nous avions des rues, des places et des transports en commun quasi déserts. L'économie s'est interrompue, les écoles ont été closes et la culture a été mise en pause. Revenir à la normale après le confinement sera une tâche particulièrement exigeante.
Dans quelle mesure?
L’après Covid-19 n’a pas encore débuté. Nous sommes encore en pleine pandémie. Il faut faire preuve d’un respect mutuel, par le biais du maintien de la distance nécessaire et de l’application des mesures d'hygiène. C'est la seule façon de rétablir la confiance.
Comment cela fonctionnera-t-il?
Pendant le confinement, le versant sanitaire occupait naturellement le premier plan. Le retour à un semblant de (nouvelle) normalité exige de trouver une solution à une kyrielle de problèmes, allant de la santé à l'économie en passant par le vivre-ensemble.
Il y a certes un défi à relever, mais c’est également l’occasion de mettre en place de nouvelles approches.
La crise nous oblige à trouver immédiatement des solutions pour répondre à une situation novatrice. Les villes ont toujours été pionnières. Aujourd’hui encore, elles ont réagi promptement à l'évolution de la situation, par le biais de la mise en œuvre d’approches innovantes, créatives et simples.
Mobilité
Pouvez-vous donner des exemples de réactivité des villes face à la pandémie?
Outre les cruciales mesures de soutien apportées à l'économie et à la population, les espaces publics ont laissé la part belle au mobilier urbain afin de respecter les règles de distanciation sociale. Certaines places peu fréquentées ont été reconverties. Par exemple, le parc de stationnement de Lucerne a fait l’objet d’un verdissement. En Suisse romande, des pistes cyclables additionnelles ont été aménagées assez rapidement. Ces mesures ne sont peut-être que temporaires, toutefois, en matière de circulation cycliste, certaines impulsions pourraient être appelées à durer.
À l’avenir, les cycles expulseront-ils les voitures du paysage urbain?
Il ne s’agit pas d’expulsion. Néanmoins, la crise a décuplé la circulation de vélos. Je suis d’ailleurs convaincue que son importance croissante, ainsi que de celle de la marche, sera durable en milieu urbain.
Quid des transports en commun?
Avec l'introduction du port obligatoire du masque, les transports en commun regagnent peu à peu la confiance des citoyens. Par moments, ils ont enregistré jusqu'à 80 % de passagers en moins, notamment en raison du télétravail imposé à un vaste part de la population. Cependant, les transports en commun sont et resteront un moyen de transport essentiel au sein des villes et des communes, ainsi que pour voyager entre elles.
Et la voiture?
Les individus contraints de se déplacer, le faisaient sans doute plus souvent en voiture, dans le but de se protéger des infections. Naturellement, cela ne peut faire office de solution permanente. L'espace restreint du centre des villes et des communes ne permet pas la croissance du trafic automobile. Après le télétravail, tout le monde reprendra sa place derrière le volant, causant ainsi des embouteillages, qui empêcheront tout bonnement d'aller au bureau.
Pourquoi?
L’enjeu de l'efficacité spatiale et de la compatibilité climatique des moyens de transport est un thème actuel, pandémie ou non. Les débats à ce propos sont toujours en cours. Il faut toutefois se rendre à l’évidence, l'espace au sein des villes est limité et il est certain que les conflits y seront récurrents. Cependant, j’estime qu’il y a un mouvement qui cherche à repenser l’utilisation des espaces urbains. Cette impulsion résulte de l’utilisation accrue des cycles, ainsi que des nouvelles exigences au sein des espaces publics en matière de respect des mesures de distanciation.
Combien de temps s’écoulera-t-il avant que des changements ne soient visibles?
Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question. Ce ne sont pas des processus pour lesquels il y a clairement un début et une fin. Des changements se produisent tout le temps. Il s'agit d’avancer progressivement dans la bonne direction. Il n’y aura pas de grande révolution. C’est une approche typiquement Suisse, mais naturellement, c'est aussi une question de planification, de procédures, et enfin, de finances. On avance étape par étape, sans renverser la table.
Télétravail
Le coronavirus a-t-il mis un coup d’accélérateur à certains changements?
C'est probable. Cette crise a montré que certaines mesures peuvent être mises en œuvre promptement.
Un exemple?
Penchons-nous sur la transition vers le télétravail. Ce mouvement vers un mode de travail davantage fondé sur les technologies numériques, ce souhait des entreprises de voir leurs employés travailler davantage à domicile, existait déjà avant le Covid-19. Mais la crise a considérablement accéléré cette évolution.
Dans quelle mesure le télétravail aura-t-il une incidence sur les villes suisses?
Non ne savons pas encore à quel point le télétravail se développera. Selon son ampleur, il aura plus ou moins d’incidence sur les centres urbains, notamment par le biais de la conversion des espaces de bureaux ou en réduisant les déplacements en ville. Mais je ne pense pas qu'il y aura des changements de fond dans un avenir proche.
Vous ne pensez donc pas que le télétravail changera profondément les villes?
Je pense que la poussée du numérique sera durable, mais qu’il ne bouleversera pas complètement nos vies. Nous avons été témoins des avantages du télétravail, mais aussi de ses désavantages et de ses restrictions. Les réunions virtuelles peuvent être utiles pour de simples conversations et présentations, mais lorsqu'il s'agit de négociations, de sujets complexes ou controversés impliquant de nombreuses personnes, il devient très difficile de les mener à terme sans rencontre physique. Les gens ont besoin de contacts sociaux, c’est une donnée toujours cruciale.
Le télétravail pourrait-il générer un exode urbain, en raison de la suppression du trajet entre domicile et bureau?
Les centres urbains sont en pleine croissance car ils présentent une diversité inégalée et offrent une qualité de vie extrêmement élevée. Même si le nombre de télétravailleurs augmente, les centres conserveront leurs nombreuses fonctions et seront appréciés en tant que lieux de rencontre. En outre, la population suisse a clairement rejeté l’expansion urbaine lors du vote sur la loi de l'aménagement du territoire.
Produits locaux
La pandémie va-t-elle créer des changements tangibles?
Je ne suis pas une prophète. Toutefois, étant donné que la pandémie a considérablement restreint le rayon des déplacements, de nombreuses personnes ont pris conscience qu’il y avait beaucoup à découvrir non loin de chez eux. L’offre locale a gagné en importance. Je souhaite que cette évolution soit durable, car un environnement vivace, doublé d’un vaste éventail d'offres, est un formidable atout. Mais je ne suis pas totalement confiante.
Pour quelle raison?
En raison de l'ouverture des frontières, le tourisme de consommation a immédiatement repris. Le commerce en ligne a également connu une grande progression en raison de la pandémie. Toutefois, il convient d'analyser la situation de manière pondérée. En effet, de nombreux petits vendeurs ont découvert qu’une boutique en ligne est plus avantageuse qu'un magasin. Pour l’instant, il nous est difficile d'estimer l’impact de la crise sur les habitudes de voyage et de vacances.
Les commerces en ville
Récemment, un urbaniste allemand, dans le cadre d’un entretien avec le magazine «Der Spiegel», a exprimé sa crainte de voir les villes se vider de leurs entreprises en raison de la propagation du Covid-19. Qu'en pensez-vous?
Cette attitude me semble très pessimiste. Néanmoins, même avant le Covid-19, le commerce en ligne avait déjà donné lieu à des changements structurels importants dans les centres-villes. On peut envisager que la crise renforce cette tendance. Mais il est encore trop tôt pour faire un tel pronostic. Il faut aussi garder à l’esprit que les villes sont très dynamiques et proposent des solutions innovantes. Mais c’est un processus qui dure déjà depuis un certain temps.
Quelles seraient ces solutions?
L’exploitation, potentiellement temporaire, des rez-de-chaussée est cruciale. L’utilisation mixte des espaces l’est aussi: commerces, résidences, loisirs et culture. Cette approche génère un certain dynamisme, qui attire des flux de personnes différentes au sein d’un même endroit, à différents temps de la journée.
Les paysages intégralement composés d’immeubles de bureaux sont-ils voués à disparaître?
L’omniprésence d’immeubles de bureaux ne dore pas le blason d’une ville qui prétend être animée. À l’instar de l’agriculture, les monocultures ne sont pas durables. Il faut un mélange.
Construire des villes résilientes
Quelle mise en œuvre pratique?
Différentes approches intéressantes existent en matière d'urbanisme de «ville de proximité». En d'autres termes: il s’agit de rapprocher les fonctions cruciales suivantes: habiter, acheter, travailler, apprendre, s’amuser et se cultiver. Ainsi, des sous-zones naissent, qui peuvent être séparées des autres sous-zones par des ceintures vertes, des places ou des parcs.
Pourquoi est-ce souhaitable?
La proximité entraîne la résilience. Nous avons besoin de tendre vers cette proximité.
Nous avons principalement abordé les mesures spatiales liées à la crise. Mais le terme «ville de proximité» sous-entend également «ville sociale».
Absolument! Les aspects spatiaux et sociaux ne peuvent être distincts. La crise a montré que le vivre ensemble au sein de la ville n’est pas synonyme d’anonymat, mais plutôt de grande proximité. Je fais ici référence à la solidarité qui a vu le jour dans les quartiers ou qui s’est renforcée lors de la crise. Les villes ont été le théâtre d’une forte croissance de l’aide de voisinage et du dynamisme des associations de quartier et des petites organisations locales. Tous ont veillé à ce que toutes les personnes demeurent intégrées et prises en charge.
Le secteur social est constamment parcouru par le changement. Et ce n’est pas seulement à imputer à la pandémie. Je pense ici aux nouvelles formes de travail ou aux nouveaux modèles familiaux. L’urbanisme du futur prendra-t-il cela en compte? Dans quelle mesure?
La ville n'est pas un statu quo, elle est un processus. Lorsque de nouveaux quartiers sont construits, on veille à ce qu'ils offrent des possibilités nombreuses et diversifiées aux individus ayant des projets de vie différents. Il est crucial de tenir compte des nouvelles exigences des générations futures lors de la planification urbaine.
Espace public et tourisme urbain
L’espace public est au centre de l’attention. La crise actuelle nous poussera-t-elle à davantage le solliciter?
Indépendamment de la crise liée au Covid-19, les villes subissent actuellement une méditerranéisation résultant de l'évolution des modes de vie et du changement climatique. Avec la pandémie et la fin du confinement, les gens redécouvrent la vie en extérieur. Il se peut que cette sollicitation et cette reconversion de l'espace public s’intensifient en raison de la crise. Cependant, il y a des limites à respecter et différents intérêts doivent être considérés.
Les touristes occupent actuellement peu l'espace public. La crise va-t-elle sonner le glas du tourisme urbain?
L'espace public a déjà fait l’objet d’une revitalisation intensive. Certains segments du tourisme en sont actuellement absents. Toutefois, le tourisme urbain reste un aimant, même si la reprise se fera probablement attendre un peu plus. Les hôtels situés en ville ont essuyé des pertes massives, en partie dues à l’absence des touristes étrangers, notamment asiatiques. De plus, en été, la montagne et la nature attirent davantage les touristes.
Y aura-t-il un jour un retour à la normale?
La pandémie a agi comme un révélateur: nous devons renoncer à nos vieilles certitudes. En outre, elle sévit toujours. Nous devrons probablement vivre ainsi pendant longtemps. Notre sécurité nous paraissait acquise, elle ne l’est désormais plus. Notre perception du monde est bouleversée par un virus qui ne respecte pas les frontières et qui agit comme un révélateur sur la mondialisation, en entravant soudainement le commerce international. C’est pourquoi il est désormais urgent d’élaborer des solutions pour l’avenir, dès maintenant.