Votations fédéralesEntreprises responsables: «Une violation grossière du principe démocratique»
Anna Kappeler
30.11.2020
Le peuple dit oui, les cantons non. Pour le politologue Nenad Stojanović, le vote sur l’initiative «entreprises responsables» doit amener à poser la question de la double majorité.
Une majorité du peuple dit oui, mais elle bute sur la majorité des cantons. Cette dernière est-elle toujours d’actualité?
Nenad Stojanović: si l’on réfléchit en termes de pure théorie démocratique: non. Le principe fondamental d’une démocratie, c’est que tous les citoyens sont égaux et que chaque voix a le même poids. La majorité des cantons viole clairement ce principe. Mais en suisse, il existe d’autres principes politiques importants et le fédéralisme en fait partie.
Le fédéralisme a-t-il chez nous plus de valeur que le principe d’égalité?
Pas plus, mais autant. La Suisse repose sur ces deux piliers, qui font de ce pays ce qu’il est. Les deux piliers se tiennent parallèles, et pas dans une relation hiérarchique.
N’est-ce pas problématique?
Pas nécessairement. Le Parlement, avec son système à deux chambres, est un exemple de ce qui fonctionne bien. Au Conseil national, chaque voix a le même poids. Par contre, pour l’élection au Conseil des États, une seule voix du canton d’Uri compte autant que 40 voix du canton de Zurich. Et cela se retrouve dans le principe de la majorité des cantons, qui doit être atteinte au même titre que la majorité du peuple pour qu’une initiative soit acceptée.
Le politologue
zVg
Le politologue tessinois Nenad Stojanović a enseigné aux Universités de Zurich et de Lucerne. Il est actuellement chercheur pour le Fonds national suisse à l’Université de Genève.
Si l’on regarde l’histoire, est-il fréquent que des initiatives échouent à la majorité des cantons?
Non. En règle générale, la majorité des cantons et celle du peuple concordent. La seule exception à cette règle avant le vote d’hier remonte à 1955, avec une initiative pour la protection des locataires et des consommateurs.
Certaines voix, comme celle de Ronja Jansen, présidente de la Jeunesse Socialiste, s’élèvent déjà pour demander que la majorité des cantons passe «aux poubelles de l’histoire». Êtes-vous d’accord?
Cela mérite à tout le moins d’être discuté. Cependant, pour une initiative populaire, nous n’avions vu qu’une seule fois le vote des cantons contredire celui du peuple, et comme on vient de la voir, c’était dans les années 1950. Ce qui est arrivé hier reste donc très rare. La situation est différente pour les référendums obligatoires, quand le Parlement décide de modifier la Constitution et que cela doit recevoir l’aval des citoyens. Il y a huit ans, malgré un oui du peuple, une réforme de la politique familiale a échoué faute de majorité des cantons, tout comme une proposition sur les naturalisations facilitées l’avait fait en 1994.
Vu que de tels résultats restent l’exception, n’est-il pas impératif de réviser le système?
Ils restent l’exception justement. Cela explique pourquoi cette violation assez grossière du principe démocratique ne suscite pas plus souvent le débat.
Il n’est donc pas nécessaire d’agir?
Je ne dirais pas cela. D’un pur point de vue de politologue, une réforme serait souhaitable, et même nécessaire. Plusieurs modèles ont déjà été envisagés.
Par exemple?
On pourrait continuer à tenir compte du fédéralisme, mais plus de manière aussi forte ni aussi rigide. On pourrait adopter une nouvelle clé de répartition. 40 voix de Zurich ne compteraient plus comme une voix d’Uri, mais peut-être comme 20. La taille d’un canton pèserait ainsi davantage dans la balance. Mais cela pose de toute façon un problème.
Lequel?
Les politologues ont déjà souvent proposé de telles réformes, mais elles ne parviendraient pas à réunir une majorité. Car elles supposent une modification de la Constitution, qui échouerait précisément à la majorité des cantons. Les petits cantons se garderaient bien d’accepter une réforme qui les affaiblirait. Notre système a été cimenté en 1848, et depuis lors, les réformes dans le sens que nous envisageons ici ne sont pas une option réaliste.
Est-ce qu’il arrive aussi que les cantons disent oui, et le peuple non?
Oui, c’est arrivé quatre fois jusqu’ici. La dernière, c’était en 2012, avec l’initiative dite «contre la pénalisation du mariage». Mais du point de vue de la logique démocratique, c’est moins problématique: si le peuple dit non, cela reste un non.
Comment expliquez-vous la majorité populaire sur l’initiative «entreprises responsables»?
Par trois raisons. Premièrement, les partisans ont commencé leur campagne très tôt. Les petits drapeaux orange un peu partout dans le pays un ou deux ans avant la votation, on n’avait simplement jamais vu ça. Deuxièmement, grâce aux ONG et aux dons privés, les initiants ont pu investir beaucoup d’argent dans la campagne – peut être même plus que les opposants. Et troisièmement, la gauche a réussi à mobiliser loin dans le camp bourgeois.
L’initiative sur le commerce de guerre, sur laquelle on votait hier également, est un bon contre-exemple. Bien qu’elle vienne aussi de la gauche, et qu’elle soit critique à l’égard de l’économie, elle n’a guère réussi à mobiliser au-delà des cercles de gauche. C’est pourquoi elle a échoué non seulement à la majorité des cantons, mais aussi à la majorité du peuple.
Finalement, pourquoi les Suisses sont-ils si attentifs à l’économie?
Ils sont toujours préoccupés par leurs places de travail. L’économie sait répondre de manière ciblée à la peur des gens de voir leur situation changer. Dans le doute, ils votent généralement pour leur propre sécurité, pour leur place de travail.