InterviewDominique Crenn, cheffe 3*: «Je ne débarque pas à Paris pour prendre la place des autres»
Relax
5.6.2023 - 14:09
Après l'arrivée de la superstar de Shanghai Paul Pairet à l'hôtel de Crillon, c'est autour d'une autre grande toque tricolore reconnue de revenir en France pour ouvrir un restaurant: Dominique Crenn. Voilà 35 ans que la cheffe a quitté ses terres bretonnes pour devenir la première et, à ce jour, unique femme triplement étoilée des Etats-Unis.
A Paris, à l'hôtel La Fantaisie, elle ouvre une table d'échange qui construit un pont entre la Californie et Paris, intitulée Golden Poppy. Dominique Crenn l'envisage comme un nouveau maillon pour porter son message de toujours, axé autour du respect du vivant. Rencontre.
05.06.2023, 14:09
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ETX Studio: Dans quel état d'esprit abordez-vous l'ouverture de votre premier restaurant français?
Dominique Crenn: Je viens à Paris avec beaucoup d'humilité. Pour me convaincre d'ouvrir un restaurant ailleurs qu'à San Francisco, il fallait que le projet ait beaucoup d'intentions. J'ai reçu beaucoup de propositions. Mais, je suis attachée de façon personnelle à Paris. C'est mon amie Caroline Rostang qui m'a parlé de l'ouverture de l'hôtel La Fantaisie en me précisant que le groupe Leitmotiv avait les mêmes valeurs que moi, c'est-à-dire axées autour de l'humain et du respect de l'environnement. Je ne viens pas que signer une carte. Je viens expliquer ma vision du monde et je vais écrire une histoire. Je ne viens pas à Paris pour prendre la place des autres.
Par le passé, vous n'aviez jamais songé à un projet de restaurant en dehors de vos tables californiennes?
Il y a quelques années, j'avais échangé avec un copain autour de l'idée de raconter l'histoire de La Nouvelle-Orléans et de la Californie. Le projet s'est révélé finalement trop compliqué.
Voilà de nombreuses années que vous utilisez la cuisine comme un moyen d'expression pour articuler un message autour de la nécessité de mieux faire attention à notre planète. A Paris, quel est le discours que vous aimeriez tenir auprès de vos clients?
Qu'est-ce que c'est être chef? Bien sûr, c'est travailler dans le monde de la nourriture. Mais le produit que je travaille, ce n'est pas moi qui le cultive, c'est un fermier, un producteur. Il y a une histoire derrière que je dois respecter. Un chef, c'est quelqu'un qui doit être engagé, dès le départ. La cuisine est à la base de l'humanité. Si vous cuisinez sans en avoir rien à faire de ceux qui produisent les ingrédients et de ceux qui les préparent, cela n'a aucun intérêt! Je dispose de la cuisine pour écrire le changement. J'ai ainsi composé une équipe à Paris, dont le respect entre chacun constitue la base essentielle. Je dis bonjour à chacun d'entre eux. Je connais le nom de chacun. Je plante la graine, mais c'est à l'équipe de l'arroser. Elle fait partie de l'histoire.
S'il ne s'agit pas de retrouver les assiettes gastronomiques de l'Atelier Crenn, est-ce qu'à Paris on pourra goûter d'une certaine manière à l'expérience gastronomique que vous servez en Californie?
Vous allez retrouver les mêmes goûts et la même philosophie. Vous goûterez à la manière dont je fais la cuisine, c'est-à-dire très pensée et engagée. Elle n'a aucun code et ne dispose d'aucune frontière. A Paris, à Golden Poppy, vous comprendrez l'histoire de la Californie que l'on ne peut pas résumer par l'avocado toast, la salade césar et la pizza.
Dans l'assiette, comme cela se retranscrit?
Vous dégusterez une cuisine présentant une diversité incroyable à l'image de cet Etat américain qui n'a aucune frontière et ne fait aucune distinction entre les couples de même sexe, ceux qui ne croient pas au même Dieu, et ceux qui n'ont pas la même nationalité. Et cela se retranscrit aussi avec les personnes qui exécuteront les plats. Mes trois sous-chefs sont des femmes, dont deux sont venues travailler à mes côtés durant une année. Par ailleurs, la brigade est composée d'employés originaires du Sénégal, du Canada, de l'Inde, du Japon... Vous devez mettre les personnes en avant, d'où qu'ils soient! On peut enseigner la cuisine, mais on ne peut pas apprendre aux gens à être une bonne personne.
Est-ce votre histoire personnelle qui explique la raison pour laquelle vous considérez l'humain comme une valeur fondamentale du bon fonctionnement d'une brigade?
Il faut repenser la manière dont on regarde les gens. Mes parents m'ont adopté lorsque j'avais 18 mois. Un couple de Bretons a adopté cette petite fille qui avait des yeux noirs et qui ne ressemblait pas à l'idée que l'on peut se faire d'une Française. Lorsque j'ai demandé à mon père pourquoi mes parents m'avaient adopté, il m'a répondu «Dominique, l'amour n'a pas de frontière». Si vous respectez l'humain, vous respectez le produit et les animaux qui se trouvent dans l'assiette. A la carte de Golden Poppy, vous ne trouverez pas les poissons que tout le monde aime repérer, mais ce sont des espèces qui auront été respectées au moment de l'abattage, avec la technique japonaise ikéjimé (une méthode qui permet de réduire la douleur du poisson au moment de la mise à mort, ndlr).
Quel est le plat qu'il faudra absolument goûter?
Ah, tout (rires)! L'ormeau taco sans doute, c'est la réunion de la Bretagne et de la Californie. C'est un produit rare en France mais que je travaille beaucoup. Sinon, les huîtres qui me rappellent lorsque j'allais à la criée de Douarnenez accompagnée de mon papa.
Et ouvrir un restaurant en Bretagne, cela vous tente?
J'aimerais surtout que les restaurateurs français orchestrent plus souvent des quatre mains avec d'autres chefs.