«Hikikomori» Les ermites japonais cristallisent l’attention

DPA/tjb

8.11.2019

Ce Japonais de 55 ans s’est complètement retiré de la société et mène une vie d’«hikikomori»
Ce Japonais de 55 ans s’est complètement retiré de la société et mène une vie d’«hikikomori»
afp/Kazuhiro Nogi

Au Japon, des centaines de milliers de personnes s’isolent, s’enferment et n’ont aucun contact avec le monde extérieur. Les experts tirent la sonnette d’alarme.

«Je vais vous tuer», a crié l’homme. Armé de deux couteaux, ce Japonais s’en est pris à des écolières et des adultes sans défense à un arrêt de bus. Un enfant et un père y ont laissé la vie et l’auteur du crime, âgé de 51 ans, a ensuite mis fin à ses jours.

Alarmistes, les médias japonais ont décrit l’homme comme un «hikikomori», soit l’une des centaines de milliers de personnes qui se retirent de la société japonaise. Seulement quelques jours plus tard, un ancien responsable gouvernemental a poignardé son fils de 44 ans à Tokyo. Il craignait que son fils, lui aussi décrit comme un hikikomori, ne puisse faire du mal à d’autres personnes.

Ondes de choc au sein de la société japonaise

Les deux affaires ont déclenché cette année des ondes de choc au Japon, une société fière de sa sécurité, de son conformisme et de son esprit communautaire. Dans le même temps, la question des hikikomori – un phénomène connu depuis des décennies et qui se répand également en Europe de l’Ouest – revient au centre des préoccupations. Au Japon, le problème des «8050» vient désormais s’y ajouter, ainsi appelé parce que dans de nombreux cas, les parents d’hikikomori ont plus de 80 ans et leur enfant, qui dépend d’eux, est entré dans la cinquantaine.

Selon les estimations récentes du gouvernement de la troisième plus grande économie au monde, environ 613 000 individus âgés de 40 à 64 ans sont considérés comme des hikikomori dans cet Etat insulaire qui compte 127 millions d’habitants. Au total, on estime à plus d’un million le nombre d’individus qui se retirent de la société et s’enferment chez eux. D’autres experts parlent de deux millions de personnes, voire plus. Suite à la couverture des récents meurtres par les médias japonais, les individus concernés sont désormais soudainement perçus comme des «criminels potentiels».

Encore plus de préjugés

Face à cette évolution, les experts et les travailleurs sociaux tirent la sonnette d’alarme. «Le taux de criminalité parmi les hikikomori est extrêmement faible», souligne le professeur Tamaki Saito de l’université de Tsukuba. A l’instar d’autres experts et d’organisations caritatives, il craint que l’association de crimes à ces individus ne menace d’aggraver les malentendus et les préjugés à l’encontre des individus concernés.

La couverture de ces crimes dans les médias japonais attise les préjugés et met «en difficulté» les individus concernés ainsi que leurs familles, a averti l’organisation KHJ, une association nationale regroupant des familles dont un membre évite tout contact avec la société. Les experts déplorent que la manière dont les médias japonais traitent le sujet détourne l’attention des véritables causes du phénomène des hikikomori.

Et si on ne veut pas s’intégrer?

«Cette société n’offre aucune opportunité aux personnes qui ne veulent pas s’adapter aux modes de vie établis. Ils n’ont d’autre choix que de se retirer», explique Hideo Tsujioka à la Deutsche Presse-Agentur à Tokyo. Il est le fondateur de Yu-do Fu («tofu dans de l’eau chaude»), une organisation non gouvernementale à but non lucratif qui s’occupe d’hikikomori et dont il est le directeur. Le modèle social qui a émergé pendant les années prospères de l’après-guerre, selon lequel les Japonais doivent se sacrifier toute leur vie pour leur entreprise, s’est établi «comme s’il n’y avait plus d’autre forme d’existence», déplore Hideo Tsujioka.

Le film dramatique allemand «Toutes sortes de pluies» (2018), qui fait référence au phénomène venu du Japon, dresse clairement le tableau: beaucoup de gens se sentent surmenés. Surtout dans notre monde numérisé, rempli de pressions et d’attentes, le besoin de ne plus devoir remplir une fonction – et de se couper simplement du monde – peut être pressant.

Une culture de la honte

Au Japon, cependant, il existe une «culture de la honte», selon Hideo Tsujioka. Ceux qui ne sont pas «sur la bonne voie» doivent avoir honte, explique-t-il. Le conformisme et l’adaptation sont encouragés, le contraire est critiqué et puni. Les jeunes adultes se sentent souvent dépassés par les attentes élevées que la société place en eux. Beaucoup ont peur de l’échec.

«En général, les gens pensent qu’il faut déjà avoir honte de chercher de l’aide», qu’il s’agisse des individus concernés ou des familles, indique Hideo Tsujioka. Même la langue japonaise reflète cet état d’esprit, explique-t-il. Alors qu’en français, on dit «Bonjour!», le japonais emploie «Ohayo gozaimasu!»: «Mais vous vous êtes levé(e) tôt aujourd’hui!» «Dès le matin, nous devons faire preuve de respect envers les autres ou nous rabaisser», affirme le Japonais, avant d’ajouter: «Les modes de vie différents ne sont pas reconnus.»

A cela s’ajoutent des aspects économiques. Si les générations précédentes pouvaient compter sur un emploi à vie dans leur entreprise, cet idéal a commencé à s’effriter dans les années 1990. L’insécurité croissante, la timidité, le sentiment de honte et la baisse de l’aptitude à communiquer poussent de nombreuses personnes à s’isoler. Et plus le retrait de la société dure longtemps – selon le professeur Tamaki Saito, il dure en moyenne 13 ans – plus cela devient compliqué.

Aucun soutien

Il est de plus en plus difficile pour les familles de faire savoir aux autres que leur enfant est un hikikomori, «car la société devient de plus en plus froide», a déclaré Teruo Miyanishi, psychiatre et professeur honoraire à l’université de Wakayama, à l’agence de presse japonaise Kyodo. Il s’occupe d’hikikomori depuis les années 1980. Teruo Miyanishi et les autres experts appellent à accroître l’offre de services de consultation publics, en particulier pour les personnes âgées qui vivent isolées depuis longtemps.

Cependant, Hideo Tsujioka demande également des endroits où il n’est pas question que les individus concernés trouvent en premier lieu du travail – et qu’elles soient obligées de s’adapter au système social». Au lieu de cela, ils ont besoin d’un endroit «où ils peuvent être comme ils sont». Néanmoins, l’Etat n’apporte aucun soutien en ce sens, explique-t-il.

Dans le même temps, les spécialistes mettent en garde contre une présentation déformée du problème par les médias japonais. Les hikikomori ne doivent pas être considérés comme des «criminels potentiels», selon l’organisation caritative Hikikomori UX Kaigi. Dans le cas contraire, les individus concernés et leurs familles pourraient craindre encore davantage les contacts avec la société japonaise.

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