Marketing agressif, pot-de-vin, tromperies Purdue, le laboratoire controversé à l'origine de la crise des opiacés

Relaxnews

25.10.2019 - 07:46

L'OxyContin est un antidouleur fabriqué par le laboratoire Purdue Pharma.
L'OxyContin est un antidouleur fabriqué par le laboratoire Purdue Pharma.
Source: Relaxnews

En 2002, Andrew Kolodny, interne en psychiatrie, assiste à une formation sur le traitement de la douleur à Philadelphie. Dix-sept ans plus tard, il ne s'est toujours pas remis de l'enthousiasme de l'intervenant, une sommité, pour les opiacés.

«Il nous a dit que c'était tout à fait normal qu'on prescrive de façon agressive les opiacés et que les risques de dépendance étaient faibles», se rappelle M. Kolodny.

Le docteur Thomas McLellan, expert renommé dans le traitement de la douleur, avait exposé, avec un petit film, un cas d'école: un malade souffrant de mal de dos.

Le patient, avait-il dit aux médecins présents, avait reçu une forte dose d'OxyContin, un antidouleur fabriqué par le laboratoire Purdue Pharma. Mais il en redemandait car la douleur était atroce.

Quand le film s'est arrêté, M. McLellan leur a demandé leur diagnostic. «Pour moi et pour beaucoup d'autres dans la salle, il était évident que le patient était devenu dépendant», se remémore M. Kolodny, qui dirige aujourd'hui le centre de recherches sur les opiacés de l'université de Brandeis, à Boston. 

«Mais à ma grande surprise, l'intervenant nous a dit que ce n'était pas vraiment de l'addiction mais une "pseudo-addiction". Et que nous étions supposés lui donner plus d'opiacés. Il reprenait le concept de "pseudo-addiction" que Purdue Pharma et d'autres laboratoires mettaient alors en avant pour promouvoir les opiacés». 

Recommandés par des médecins rémunérés par Purdue

Recommandations de médecins éminents rémunérés par Purdue Pharma, marketing trompeur, pratiques commerciales controversées: l'OxyContin, médicament antalgique similaire à la morphine, a été lancé sur le marché américain en 1996 avec une campagne promotionnelle balayant des années de prudence à l'égard des médicaments opiacés, jusque là réservés aux maladies graves en raison de leur caractère addictif.

C'est à cause de la promotion inédite de ce médicament disponible uniquement sur ordonnance que Purdue et la famille Sackler, propriétaire du laboratoire, font face aujourd'hui à plus de 2300 plaintes aux Etats-Unis, accusés d'avoir contribué à déclencher la crise américaine des opiacés.

Une crise qui a fait plus de 300'000 morts par overdoses depuis 2000, selon des chiffres publiés en octobre, et plus de 130 morts par jour aujourd'hui encore.

Les origines de l'OxyContin, qui a généré plus de 35 milliards de dollars de ventes pour Purdue, remontent à 1990: le laboratoire basé dans l'Etat du Connecticut cherche alors un successeur à son analgésique à succès MS Contin, médicament à base de morphine utilisé essentiellement dans des maladies comme le cancer, mais sous concurrence croissante de génériques.

Purdue développe alors un antidouleur à partir de l'oxycodone, un opiacé semi-synthétique mis au point pour la première fois en Allemagne en 1916, aux effets comparables au MS Contin.

Des risques connus au moment du lancement

Principal argument de Purdue face aux risques de dépendance alors déjà connus des opiacés: les effets bénéfiques du nouveau médicament dureraient 12 heures, le double des autres médicaments du même type, limitant la prise de comprimés et les risques de dépendance. 

Pourtant, dès avant la commercialisation, des tests avaient montré que les effets étaient moins longs, révélait en 2016 une enquête du Los Angeles Times.

En décembre 1995, l'agence américaine de certification des médicaments, la Food and Drug Administration (FDA), autorise la commercialisation de l'OxyContin pour le traitement des douleurs modérées et sévères, bien  au-delà du cancer ou d'autres maladies graves. 

«Au moment de l'approbation, la FDA estimait que la formulation contrôlée de l'OxyContin allait déboucher sur moins d'abus potentiels parce que le médicament devait s'absorber lentement et qu'il n'y aurait pas d'euphorie immédiate», a justifié un porte-parole de la FDA à l'AFP.

Le feu vert de la FDA sera d'autant plus critiqué que le Dr Curtis Wright, qui supervisait le comité ayant autorisé l'OxyContin, allait rejoindre la direction de Purdue en 1998. 

Minimisation du marché noir

Autre développement troublant: une fois le médicament commercialisé et sa promotion lancée, l'OxyContin va générer un marché noir que Purdue est accusé d'avoir longtemps ignoré ou minimisé.

Rapidement, quantités de pilules sont détournées et réduites en poudre, inhalée pour multiplier l'effet euphorisant, selon un rapport confidentiel du ministère de la Justice cité par le New York Times en 2018. Des pilules sont volées en pharmacie, des médecins poursuivis pour avoir «vendu» des ordonnances du médicament.

Les comprimés de 80 mg, les plus courants, se négocient entre 65 et 80 dollars au marché noir, contre 6 dollars en pharmacie, selon plusieurs médecins interrogés par l'AFP.

Malgré ces signaux d'alerte, Purdue va continuer à présenter l'OxyContin comme un opiacé moins addictif que d'autres.

Marketing agressif et trompeur

Le budget alloué aux campagnes dans les journaux enfle de 187'500 dollars en 1996 à 4 millions en 2001, selon des documents internes.

Purdue ouvre aussi un «Bureau» de consultants, composé de médecins de renom grassement rémunérés pour vanter les «miracles» des opiacés.

Et les ventes explosent. Pour l'année 1997, Purdue tablait sur des ventes de près de 80 millions de dollars, selon un document interne. En 2001, elles atteignaient 2,1 milliards.

Purdue a aussi enrôlé l'American Academy of Pain Medicine (AAPM) et l'American Pain Society (APS), deux organisations spécialisées dans le traitement de la douleur et composées de professionnels de santé, dans sa campagne de déstigmatisation des opiacés. 

Les deux organisations étaient financées par Purdue, et plusieurs de leurs membres travaillaient comme consultants pour le laboratoire. Preuve des liens étroits entre eux, le docteur David Haddox, qui présidait un comité de l'APS ayant validé un recours accru aux opiacés, a été embauché par Purdue en 1999, et y travaillait encore au printemps 2019. 

Si les efforts de promotion de Purdue ont séduit les médecins, nuance cependant Gregory Terman, directeur du centre de la douleur à l'université de Washington qui présida l'APS de 2015 à 2017, c'est en partie en raison du peu d'importance que les responsables de santé accordaient, à l'époque, à la douleur.

«Jusqu'à la crise des opiacés, le NIH (les instituts nationaux de santé) n'avait jamais dépensé plus de 1% de son budget sur la douleur, pourtant une des raisons principales pour laquelle les gens vont chez le médecin, sans parler des douleurs chroniques qui touchent plus de 100 millions d'Américains», explique le docteur Terman.

Poursuivie en justice pour son rôle dans la promotion des opiacés, l'APS a déposé le bilan fin juin, étranglée par des frais d'avocats.

Keith Humphreys, professeur en psychiatrie à Stanford, renchérit: «les médecins généralistes ont une formation minimale sur la dépendance ou la douleur, donc beaucoup d'entre eux croyaient aux promesses» de Purdue.

Augmentation de 91% des décès liés aux opiacés

En 2006, le corps médical se réveille face aux dangers de l'OxyContin, après la publication d'un article du docteur Leonard Paulozzi des Centres de contrôle et de prévention des maladies (CDC), faisant état d'une explosion de 91% des décès liés aux antidouleurs opiacés entre 1999 et 2002.

En 2007, pour la première fois, Purdue Pharma et trois de ses dirigeants plaident coupables, en Virginie, d'avoir trompé les médecins, les patients et les autorités de régulation quant aux risques de dépendance et d'abus de l'OxyContin, et acceptent de payer au total 635 millions de dollars d'amendes.

Si Purdue voit ensuite ses ennuis judiciaires aux Etats-Unis se multiplier et les ventes d'OxyContin chuter dans le pays à partir de 2010, l'entreprise, via sa filiale internationale Mundipharma, se tourne alors vers d'autres régions du monde.

En Europe, où la législation interdit toute publicité pour les médicaments visant le grand public, Mundipharma a diffusé en Espagne, à partir de 2013, un spot publicitaire attirant l'attention du public sur les douleurs chroniques, les encourageant à consulter et à demander des traitements.

Interrogée, Mundipharma a assuré «ne plus mener ce type d'activité aujourd'hui», selon un porte-parole.

Le groupe a financé des séminaires de promotion des opiacés auprès de médecins d'autres pays, notamment au Brésil et en Chine, révélait fin 2016 le Los Angeles Times.

Joseph Pergolizzi, médecin de Floride cité par le journal comme étant intervenu pour le compte de Mundipharma en 2016 au Brésil, a néanmoins rejeté toute accusation de marketing trompeur. 

«J'étais invité à une conférence sur le traitement des douleurs sévères liées au cancer (...) et mon intervention portait sur les différentes options qu'ont les malades», a-t-il assuré à l'AFP, ajoutant avoir coupé les ponts avec Mundipharma il y a deux ans.

Contacté par l'AFP, Purdue Pharma n'a pas souhaité faire de commentaire. Le laboratoire répète régulièrement que l'Oxycontin n'est qu'un des nombreux médicaments opiacés du marché, et qu'il lutte désormais activement contre l'utilisation abusive de l'OxyContin et de tous les médicament similaires.

Depuis mi-septembre, il s'est placé sous la protection de la loi des faillites américaines et propose aux Etats et collectivités locales qui le poursuivent en justice de transformer Purdue en un «trust», dont les recettes futures iraient financer les efforts pour enrayer la crise des opiacés.

Le laboratoire propose de transférer à terme aux plaignants l'équivalent de 10 à 12 milliards de dollars – dont trois à quatre milliards apportés par la famille Sackler, selon le Wall Street Journal – moyennant l'abandon de toutes les poursuites contre lui.

Mais près de 25 Etats, dont New York, ont refusé jusqu'ici cette proposition, jugeant l'offre insuffisante face aux «ravages infligés au peuple américain», déclarait en septembre Letitia James, procureure générale de l'Etat de New York. 

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