«C'est un engrenage où on peut être esclave et ça peut être très destructeur» : un ex-footballeur professionnel raconte à l'AFP l'emprise d'un marabout parisien consulté pour améliorer ses performances. L'homme l'escroquera de 200'000 euros.
Pour sensibiliser les jeunes sportifs, Gilles Yapi Yapo (41 ans), ex-footballeur professionnel ivoirien qui a porté les couleurs des Young Boys (2006-2010), du FC Bâle (2010-2013) ou encore du FC Zurich (2014-2017), devenu entraîneur de foot en Suisse, a accepté de raconter ses deux années de relation de «prestation de services» avec un marabout à Paris.
Tout commence quand le footballeur a 23 ans et joue au FC Nantes (ouest de la France). Alors qu'il «traverse une période difficile au niveau sportif», il décide de consulter ce marabout à Paris, recommandé par son oncle. «Le marabout consultait la nuit dans son appartement, je faisais souvent le trajet Nantes-Paris...»
«Je ne suis pas attiré par l'occultisme», souhaite souligner Yapi Yapo, «mais j'ai grandi en Côte d'Ivoire avec l'idée qu'aller voir un marabout est courant et pas quelque chose de mauvais du moment qu'on ne cherche pas à faire du mal à autrui». Le «diagnostic» du marabout pointe une «malédiction» dans sa famille qui l'empêcherait «de réussir et d'être heureux». Solution préconisée : «faire des sacrifices pour contrecarrer ces malédictions».
Ces sacrifices – poule, coq, chèvre ou bélier – débutent au tarif de 500 euros, jusqu'à atteindre «des sommes colossales». Et puis un jour, «il y a eu comme de la magie noire», poursuit-il. «Le marabout m'a fait croire que les esprits pour lesquels il travaillait m'aimaient bien et qu'ils voulaient me rendre riche... Cela a été comme un appât.»
200'000 euros
Les consultations «changent de voie», à la recherche de cette richesse promise, avec «des sacrifices à 40'000, 50'000, puis 60'000 euros». Le footballeur «s'essouffle financièrement». Le marabout dit alors «que 'si il n'y avait plus d'argent, qu'il fallait sacrifier son fils'». «J'ai eu une force en moi qui m'a dit 'stop' et je ne suis plus allé le voir», relate-t-il.
«En deux ans, ces dépenses que je considère aujourd'hui comme une escroquerie se sont montées à 200'000 euros», lance M. Yapi Yapo, qui confie n'«avoir eu aucun résultat positif». Pourquoi avoir poursuivi cette relation tout ce temps ? «Il a su me mettre dans un engrenage où j'avais perdu toute lucidité...»
Il explique «avoir eu la chance alors de rencontrer Jésus» et «la force» de quitter cette relation toxique. Certains marabouts «menacent de représailles», témoigne-t-il, et «donc, il y a une peur de s'en détacher».
«Ceintures de protection et amulettes»
L'aumônier des sportifs de haut niveau en France, Joël Thibault, témoigne avoir dû gérer dans ses accompagnements les «dangers» de telles emprises et «les conséquences désastreuses» sur des footballeurs et des basketteurs.
«Je sais qu'il y a des clubs, des dirigeants qui donnent des autorisations à des joueurs de partir au Sénégal parce qu'ils sont blessés et que les médecins n'arrivent pas à les soigner; ils vont là-bas et reviennent jouer avec des ceintures de protection et des amulettes.»
Des joueurs consultant des marabouts en France lui ont raconté que «dès qu'ils allaient moins bien, il fallait augmenter les sacrifices, payer plus cher; ça devient un engrenage». «Je vois les dégâts... des joueurs qui ont fait une dépression, eu des pensées suicidaires.»
«Dépendants»
Cissé Baratté, 55 ans, ancien footballeur professionnel ivoirien, a décrit à l'AFP le même processus d'emprise vécu alors qu'il jouait en France. C'est dès l'âge de 16 ans, appelé à jouer dans une équipe à haut niveau à Abidjan, qu'il est approché par une personne du milieu de son club pour «l'inciter à se protéger des jalousies» et lui proposer d'«être plus performant».
«Je suis tombé dans le panneau», lance-t-il. Il débute alors «les douches avec des potions» prescrites par un marabout, le port d'une «ceinture de sécurité» – des versets du Coran cousus dans une peau de vache, décrit-il –, et les sacrifices. «Dès que j'avais des blessures et que quelque chose n'allait pas, mes pensées étaient d'aller le voir; il devient un peu comme un Dieu... on devient dépendant et il en profite...»
Après son arrivée en Europe dans les années 90 – notamment au Angers Sporting Club de l'Ouest (SCO) – il poursuivra ces pratiques. «J'avais toujours des blessures», relate-t-il. «Le marabout disait que c'était parce que je ne respectais pas les moments où prendre des douches avec la potion ou parce qu'il faisait froid...» Dans son équipe à Angers à l'époque, il dit avoir côtoyé des joueurs d'origines sénégalaise et camerounaise et avoir noté dans les vestiaires leurs «protections» : des «parfums» ou des «ceintures de sécurité» sous le maillot.
«Affaire Pogba»
Joël Thibault dénonce le fait que c'est seulement à l'occasion de l'«affaire Paul Pogba» qu'on a pris, selon lui, la mesure d'un phénomène «aggravé en raison d'enjeux financiers de plus en plus grands» dans le football.
Ce célèbre joueur français d'origine guinéenne raconte avoir été accusé par des proches d'avoir payé un marabout pour jeter des sorts sur son coéquipier en équipe de France et star mondiale Kylian Mbappé – ce que Paul Pogba et le marabout ont nié devant la justice.
«Des joueurs me disent 'tel joueur, quand il y a un contrôle antidopage, aucun médecin ne peut lui mettre une aiguille dans le bras tant qu'il n'a pas appelé son marabout'... Il y a donc des gens qui sont au courant», lance M. Thibault. Plusieurs marabouts dénoncent de leur côté une «stigmatisation» après l'affaire Pogba.
«Cette polémique, ça fait du mal à notre profession», dit M. Fakoly (pas de prénom), trentenaire guinéen installé en région parisienne. «C'est vraiment voir que le côté obscur du maraboutage...» poursuit-il, exhortant à distinguer le féticheur «qui lance des sorts» et le marabout «qui aide». Déplorant une société «où on prône la réussite facile», Gilles Yapi Yapo est convaincu que le recours au maraboutisme dans le milieu du football en France, «malheureusement ça ne va pas s'arrêter».
AFP