Cinéma: «La nouvelle femme» Montessori: le terrible sacrifice d'une future «rockstar» de la pédagogie 

Valérie Passello

27.3.2024

Alors que la méthode pédagogique de Maria Montessori en est à ses prémices, cette femme médecin va se trouver confrontée à un cruel dilemme: s'occuper de son enfant en tant que mère ou faire aboutir sa carrière en tant que médecin. Partant de cet épisode, Léa Todorov signe «La nouvelle femme», qui sort au cinéma ce mercredi 27 mars. Rencontre avec la réalisatrice.

Léa Todorov:

Léa Todorov: "J'ai compris que je n'allais pas avoir un enfant comme les autres"

Avec son film «La nouvelle femme», qui sort au cinéma ce mercredi 27 mars, la réalisatrice aborde un sujet qui la touche personnellement.

22.03.2024

Valérie Passello

27.3.2024

«La nouvelle femme» c'est votre premier long-métrage où l'on va explorer une tranche de vie de Maria Montessori. Qu'est-ce qui vous a amené à ce thème?

Léa Todorov: Très directement, j'avais travaillé avant sur un long-métrage documentaire qui parlait des pédagogies alternatives pendant l'entre-deux-guerres. Et Maria Montessori, c'était l'une de nos protagonistes. À l'époque, elle était extrêmement connue, elle avait déjà développé sa méthode et c'était la seule femme du corpus qu'on étudiait. D'ailleurs, j'étais beaucoup venue en Suisse pour faire mes recherches puisque la Suisse était très impliquée dans les méthodes alternatives.

Maria, avant Montessori
Maria Montessori
Ad Vitam

Être femme médecin au début du 20ème siècle n'était pas une sinécure. Alors créer sa propre méthode pédagogique et s'imposer comme une référence dans le monde de l'éducation aurait pu sembler impossible. Mais Maria Montessori l'a fait. "La nouvelle femme" s'intéresse à une part relativement sombre de la vie de cette Italienne célèbre aujourd'hui dans le monde entier et aux sacrifice auquel elle a dû consentir pour y parvenir: abandonner son enfant au profit de sa carrière. Cette fiction inspirée de la vie de Maria Montessori, portée avec brio par Jasmine Trinca et Leïla Bekhti, vaut le détour. Pour sa sensibilité, sa subtilité et sa justesse de ton. La rédaction de blue News a aussi particulièrement apprécié la performance des enfants dans le film: un vrai coup de coeur!

J'avais gardé comme ça en tête le fait que c'était un personnage avec une vie vraiment romanesque, qui avait plein de moments de vie différents. Et surtout cette histoire qui était au cœur de sa vie intime, du moment où elle avait dû faire un choix entre sa vie de femme inscrite dans un monde professionnel et sa vie de femme en tant que mère.

Il y avait vraiment ces deux voies qui, à un moment, sont rentrées en conflit et ça m'avait beaucoup marquée à l'époque. Et voilà, dans la fiction, c'est ça vers quoi je me suis retournée quelques années plus tard.

Justement, Maria Montessori, on peut dire que c'est un peu une «rockstar» dans le domaine de l'éducation alternative. Mais là, on n'en n'est pas encore à ce stade, plutôt -si je peux me permettre la comparaison- de la petite musicienne qui fait ses gammes. On la voit se construire et construire sa méthode, mais à quel prix?

Oui, c'est exactement ça. Et en même temps, c'est un moment dans lequel elle n'est pas encore ce qu'elle est devenue. Moi, je pense que j'avais été très confrontée en travaillant sur Marie Montessori au fait que, à partir d'un moment, elle se mythifie de son vivant, comme une rockstar. À savoir, il y a les histoires qui circulent sur elle, elle alimente son mythe, elle a énormément de gens qui l'adorent, c'est un peu une icône.

Je trouvais ça intéressant d'aller explorer qui elle avait été quand elle était encore juste une personne ordinaire, donc une simple jeune femme, encore loin du succès qu'elle a ensuite rencontré. Mais aussi parce que je pense que ce qu'elle expérimente pendant ces années-là, c'est quelque chose qui, forcément, est tellement difficile, que ça la forme pour le reste de sa vie. Donc j'ai l'impression que c'est un peu l'origine aussi de qui elle est devenue.

Votre film m'a surprise parce que je m'attendais à quelque chose un peu du type «biopic». Mais vous avez choisi de mettre en lumière les enfants dans ce film, des enfants qui ont un handicap. C'est un sujet qui vous touche personnellement?

Oui, complètement. J'ai commencé à écrire le film très peu de temps après la naissance de ma fille qui est née avec un syndrome génétique qui fait que j'ai compris, alors qu'elle avait 6 semaines, que je n'allais pas avoir un enfant comme les autres. Et j'ai été confrontée à ce moment-là, dans ma propre tête, à mon absence totale de représentation. J'avais l'impression que je ne savais pas ce que ça voulait dire qu'un enfant qui n'allait pas se développer comme les autres.

Qui est Léa Todorov?
Léa Todorov
blue News

Léa Todorov est née à Paris en 1982. Elle est autrice, réalisatrice et productrice. On lui doit plusieurs documentaires, comme "Sauver l'humanité aux heures de bureau" ou "Utopie russe". En 2016, elle co-écrit "Révolution école: l’éducation nouvelle entre les deux guerres", qui l'a inspirée pour l'écriture de "La nouvelle femme", son premier long métrage de cinéma.

Je pense qu'il y a une volonté très politique dans mon film de travailler sur les représentations, de donner à voir des enfants et de le faire exactement à l'inverse de ce qu'il est souvent fait dans des images où on fait appel à une espèce de misérabilisme, de charité pour de «pauvres enfants».

Là, au contraire, je voulais les montrer comme des individus capables et puissants qui sont aussi en train d'exprimer, donc avec les objets de la méthode Montessori et encadrés par des personnes compétentes, quelque chose de leur être dans des scènes de danse, de musique, dans lesquelles ils sont tout entiers. Un individu au monde, puissant, et qui prend plaisir à partager quelque chose de lui-même.

Je parlais de «mise en lumière», c'est vraiment ça: ils sont très valorisés. D'ailleurs, ça va avec la méthode Montessori; on les valorise dans ce qu'ils savent faire, dans ce qu'ils peuvent apprendre. Mais au-delà de ça, il y a le fait de travailler avec des enfants. Je crois que c'est déjà difficile avec des enfants qui ont toutes leurs capacités. Est-ce que ça a été difficile pour vous de travailler avec des enfants en situation de handicap?

Finalement pas du tout parce que je pense qu'il y avait d'abord de leur part une telle envie de participer à ce film, de faire partie de cette aventure, qu'ils avaient une motivation énorme, sûrement aussi portée par la motivation de leurs parents, qui étaient, comme moi, extrêmement avides de faire vivre une autre expérience à leurs enfants.

Ce qui fait que franchement, c'était tout l'inverse: ça a été pour nous un tournage qui s'est adapté au fait de le faire avec ses enfants. On a passé des semaines avant le tournage à travailler, à d'abord apprendre à se connaître, puis à répéter les scènes, et ensuite vraiment, tout était fait pour qu'ils puissent être bien et que le tournage soit adapté à eux, comme on souhaiterait que la société le soit.

Mais «adapté», ça ne veut pas dire qu'on ne les considère pas dans leurs capacités. Je pense que pour moi l'important c'était de porter un regard sur leur potentiel et leur capacités et pas de les réduire à un handicap. Je pense que c'est effectivement ce que faisait Maria Montessori et effectivement ce qu'on a totalement oublié à la fois d'elle et de ses prédécesseurs et qu'aujourd'hui on ne fait toujours pas. Et que le film essaie vraiment de pousser cette porte, mais elle est lourde.

Abordons aussi la prestation de la petite comédienne qui joue Tina: elle est incroyable cette petite!

Rafaëlle Sonneville-Caby, je l'ai rencontrée avec les autres enfants dans les stages et c'est vrai que dès le premier jour, j'ai été complètement bouleversée par cet enfant neuro-atypique, qui sait puiser dans son hypersensibilité pour devenir une grande actrice.

Et on se dit que de toute façon c'est ça les comédiens: ce sont déjà des êtres hypersensibles qui perçoivent le monde souvent plus que les autres, comment être l'autre, tout ce qui les entoure, qui sont extrêmement ouverts à leur environnement. Elle, c'est la caractéristique de son syndrome, mais en fait ça la propulse en tant que véritable comédienne. Elle s'en est sortie vraiment admirablement. 

Parlons aussi de Jasmine Trinca, ça faisait longtemps que vous vouliez tourner avec elle?

Disons que c'est une comédienne que j'ai découvert dans les rôles qu'elle a fait quand elle était encore très jeune. On est vraiment de la même génération et donc je n'avais même pas une vingtaine d'années quand je la voyais jouer dans «Nos meilleures années» où elle est presque le pendant des enfants, comme à la limite de troubles bipolaires ou quelque chose comme ça, elle y est extrêmement fragile psychiquement et traitée dans une institution italienne fermée à l'époque.

Et là, de lui offrir le rôle de la médecin, c'est quelque part vraiment une inversion, 20 ans plus tard, du type de rôle, c'est extraordinaire. Et c'est vrai que c'est une très très grande comédienne, on se sent plus que chanceux en tant que réalisatrice quand on a la chance de travailler avec un talent pareil.

Maria Montessori n'avait pas forcément un côté attachant, mais en voyant Jasmine Trinca l'incarner, est-ce que ça lui donne plus de douceur?

Complètement, je pense que le côté aussi assez sévère et dur de Maria Montessori était aussi une conséquence de la nécessité qu'elle avait eue de toujours se battre pour être la femme qu'elle est devenue. C'était aussi l'idée: la montrer avant qu'elle ait à faire ses choix terribles, au moment où elle pouvait encore croire, dans une forme de naïveté et d'innocence, à la possibilité d'une vie presque alternative au milieu d'une société extrêmement conservatrice et patriarcale.

Et puis dans le film, malgré tout, on dit son émancipation, mais aussi sa désillusion, puisque c'est la désillusion sur l'être aimé, sur la société qui l'empêche d'être la femme qu'elle aurait pu être à une autre époque. Je trouve que Jasmine incarne Maria avec beaucoup de précision; on la voit néanmoins déjà assez forte, assez dure, mais il y a encore cette tendresse qui effectivement, n'est pas quelque chose qui caractérise l'image que l'on a d'elle plus tard.

Toujours dans les rôles de femmes peut-être émancipées mais dans une époque difficile pour elles, il y a Leïla Bekhti qui joue son rôle avec beaucoup de subtilité. Est-ce que vous vous attendiez à ça, de sa part?

Ce que je trouve très intéressant dans son rôle, c'est qu'il a vraiment beaucoup de facettes. Elle commence par être une mère qui rejette son enfant et qui n'arrive pas à la regarder. Elle arrive à jouer ça sans perdre le spectateur, ce qui est quand même une position extrêmement difficile. Puis elle devient un regard qui est vraiment notre regard. Il y avait beaucoup de scènes et on s'en est rendu compte au tournage, où en fait, elle ne parle pas.

Et sa présence, c'est celle qui regarde et qui ensuite, justement, se met à interagir par le regard et par la musique avec les enfants. Puis, ça prend encore un autre tour quand elle devient la coach, l'influenceuse version 1900 qui donne les conseils de storytelling et de marketing à Maria Montessori.

Moi j'étais très inspirée pour ça par les femmes qui entouraient vraiment Maria Montessori à cette époque là, qui étaient des femmes puissantes de la société romaine de l'époque et qui l'avaient vraiment accompagnée. Et je trouve que Leïla arrive à être juste dans chacune de ces gammes-là, qui sont pourtant des choses assez différentes.

Vous êtes une femme réalisatrice, on a deux femmes qui portent les rôles principaux, une petite fille aussi qui crève l'écran: c'est un film de femmes, c'est un film féministe?

C'est un film féministe bien sûr, et c'est un film fait par beaucoup de femmes, mais l'équipe derrière la caméra était très mixte. Et ce que je trouvais très agréable dans la fabrication du film, c'est qu'on se rendait compte que cette mixité -on était tous un peu d'une génération semblable- annulait ces questions-là.

C'est-à-dire que vraiment le fait d'être suffisamment nombreuses comme femmes sur le plateau faisait qu'il n'y avait plus une ambiance du tout comme j'ai pu entendre que ça pouvait être le cas sur d'autres plateaux, d'exclusion ou de stigmatisation des femmes. Là, on en était à mille lieues, c'était extrêmement chaleureux.

Vous venez du monde du documentaire, c'est une fiction basée sur des éléments réels: qu'est-ce que vous gardez de votre rôle de documentariste?

J'aime beaucoup faire des recherches donc il y avait ce côté extrêmement documenté du film, ça c'est sûr que ça vient du documentaire: c'est comme si j'avais ressorti toute la matière dont on aurait eu besoin pour faire un documentaire puis que je l'avais transformé en fiction.

Je pense qu'il y a aussi l'idée que quand on fait des documentaires, on se débrouille. On a un rapport au plateau qui est très simple, très «Allez, on y va». Parce qu'en fait, en documentaire, on fait des films avec très peu d'argent. Vraiment avec de la débrouille, des équipes à deux pour faire absolument tout. Donc, sur le tournage, en tout cas, la post-production, on a essayé de préserver ça en faisant de la fiction.

C'est un premier long métrage, on s'en souvient toute sa vie: qu'est-ce que vous allez en garder? De quoi êtes-vous la plus fière?

Vraiment, c'est un film extraordinaire en termes d'aventure, grâce à notre rencontre avec les enfants. Je pense que c'est ça que je garderai. Je ne sais pas si j'arriverai à faire un film qui m'en rendra aussi heureuse de ce que j'ai vécu dans la vraie vie. Parce qu'un film, c'est une chose. Il est là, j'espère qu'il plaît, mais ce n'est plus de mon fait et puis c'est comme ça: je vais passer à la suite.

Par contre, je garderai les liens que j'ai tissés avec les gens avec qui je l'ai fabriqué. C'est une aventure totalement unique qui donne une valeur supplémentaire, je pense, à ce qu'on fait, qui est d'avoir vraiment du sens.

Là, on a vécu il y a quelques jours la dernière avant-première parisienne. Et j'ai convié ma fille, qui a maintenant 6 ans et demi, à venir présenter le film avec moi, aussi pour la remercier du rôle qu'elle avait joué pour moi dans la transformation de mon propre regard sur le monde. Elle est venue sur scène et elle a pu souhaiter à tout le monde une bonne projection. Elle est hyper fière de sa maman, elle dit à tout le monde qu'il faut aller voir le film de maman. Et ça, c'est totalement inestimable.