Pour les personnes affectées, chaque repas est synonyme de stress. Cela fait bien longtemps que les troubles alimentaires ne sont plus une maladie de l’adolescence – et ils progressent dans le contexte de la pandémie. Conversation autour d’une drogue pourtant essentielle à la survie.
Sarah Stidwill est nutritionniste et travaille comme consultante auprès du Groupe de travail sur les troubles alimentaires (AES), qui informe et soutient les personnes souffrant de troubles et de problèmes alimentaires.
Mme Stidwill, pour la plupart des gens, les troubles alimentaires se rapportent à des filles anorexiques. Pourquoi les troubles alimentaires ne sont-ils pas une maladie de l’adolescence?
Il n’y a pas que les adolescents qui développent des troubles alimentaires. De nombreuses personnes touchées sont déjà adultes. Un trouble alimentaire est une stratégie élaborée pour faire face à quelque chose, donc cela peut survenir à tout âge. Et cela ne touche pas seulement les femmes. Nous recevons sans cesse des hommes. Les troubles de l’alimentation affectent malheureusement tout le monde, indépendamment de l’âge, du sexe ou des origines. Ils ne sont pas toujours perceptibles à première vue, comme beaucoup le pensent. D’un point de vue extérieur, les personnes touchées mènent souvent une vie normale.
Pourquoi les troubles alimentaires se développent-ils?
Un trouble alimentaire, ce n’est pas simplement: «Je voulais perdre du poids et je suis tombé(e) dedans.» Certes, il se développe souvent à l’adolescence, lorsque le corps change et que l’on s’interroge sur son identité. Mais cette problématique peut également se poser à l’âge adulte, par exemple lors de la ménopause ou d’une période de crise au cours de la vie, comme le départ des enfants, une rupture ou la perte d’un emploi. On doit se réorienter et on s’interroge: qui ai-je envie d’être? L’apparence joue également un rôle. Notre société axée sur les performances nous donne le sentiment que nous pouvons toujours avoir l’air d’avoir 20 ans, être mince et réussir, si seulement nous nous en donnons les moyens.
Dans le contexte de la crise du coronavirus, les experts affirment que les personnes ayant déjà souffert de troubles alimentaires sont particulièrement vulnérables en ce moment. Qu’observez-vous?
Sarah Stidwill
zVg
Sarah Stidwill est nutritionniste. Titulaire d’une licence en psychologie, elle travaille comme consultante auprès du Groupe de travail sur les troubles alimentaires (AES). L’AES informe et soutient les personnes souffrant de troubles et de problèmes alimentaires, leurs proches et leurs référents ainsi que les professionnels qui sont confrontés à la question des troubles alimentaires.
Nous observons une augmentation massive de nos consultations. Les changements inévitables dans le quotidien, le manque de structures et les émotions telles que l’anxiété ou le stress peuvent exacerber les troubles alimentaires existants ou même en provoquer de nouveaux. Dans une période qui entraîne beaucoup d’anxiété et une perte de contrôle importante pour la plupart des gens, le régime alimentaire, le poids et l’exercice physique sont des choses que l’on peut déterminer et contrôler soi-même. Certaines personnes touchées nous disent que manger en société les aide; maintenant qu’elles sont constamment seules chez elles, elles ne mangent pas ou elles sont toujours devant leur frigo. Certains perdent le contrôle qu’ils avaient imposé à leur alimentation à cause du coronavirus – par exemple, parce que leur famille les surveille davantage en raison du télétravail ou parce qu’ils ne peuvent plus aller à la salle de sport aussi souvent qu’ils le souhaitent.
«Une maladie grave telle que l’anorexie n’est jamais déclenchée par un seul facteur.»
J’ai l’impression que sur les réseaux sociaux, il est bien plus question de nous montrer comment se servir de la crise pour s’auto-optimiser. Cela met-il une pression supplémentaire sur ceux qui luttent avec l’image qu’ils ont de leur corps?
Oui. J’ai également constaté cette pression. En particulier pendant le confinement, les gens n’arrêtaient pas de montrer dans des publications qu’ils mangeaient sainement ou qu’ils faisaient constamment du sport. Certains influenceurs partagent également des conseils nutritionnels ou montrent comment ils se sont sortis d’un trouble alimentaire. Lorsqu’on suit quelqu’un, on nous recommande ensuite des profils similaires – et ainsi de suite. Ce monde parfait et sans filtre nous fait quelque chose et peut également influencer notre comportement alimentaire, chose que nous constatons en consultation. Il convient toutefois de préciser qu’une maladie grave telle que l’anorexie n’est jamais déclenchée par un seul facteur.
Notamment en ce qui concerne l’anorexie, les stéréotypes sont nombreux. On dit par exemple que les personnes touchées mangent du coton trempé dans du jus d’orange. Lequel vous dérange le plus?
Selon moi, l’une des pires choses pour une personne touchée est d’entendre: «Ressaisis-toi, tu essayes juste de te rendre important(e).» Parfois, au contraire, ces personnes ne veulent pas du tout être visibles et ne sont pas à l’aise lorsqu’elles prennent trop de place. Un autre exemple: le sport sert souvent de mécanisme de compensation pour les personnes souffrant de troubles alimentaires. Lorsqu’elles s’ouvrent et qu’elles confient leur dépendance au sport, il n’est pas rare qu’elles entendent: «Oh, ça me plairait bien!». Ou alors: «Moi aussi, j’aurais peut-être besoin d’être accro au sport.» On ne dirait jamais cela d’une autre dépendance et cela montre qu’elle n’est pas prise au sérieux.
«Les troubles alimentaires ressemblent fortement à une dépendance. Le problème est que la drogue en question est essentielle à la survie.»
Chacun a ses habitudes alimentaires, ses préférences et ses particularités. Quels sont les signes d’un trouble alimentaire?
La limite entre un comportement alimentaire manifeste et la transition vers un trouble alimentaire est difficile à distinguer. Pour cela, il existe certains critères de diagnostic qui sont nécessaires pour une thérapie ou pour la caisse d’assurance maladie. Les personnes atteintes de troubles alimentaires sont presque constamment préoccupées par cette question et subissent un stress psychologique important. Leur comportement alimentaire est compulsif et très rigide. Ces personnes rapportent que jusqu’à 80% du temps, elles ne pensent qu’à la nourriture: ai-je trop ou trop peu mangé, comment puis-je me rattraper, comment faire en sorte que l’on ne remarque pas que je ne mange pas correctement? Les troubles alimentaires ressemblent fortement à une dépendance. Le problème est que la drogue en question est essentielle à la survie. Les victimes doivent y faire face plusieurs fois par jour. En outre, le fait de manger est également intimement lié à la notion de convivialité et de plaisir. Les personnes souffrant d’un trouble alimentaire se mettent donc de plus en plus en retrait.
Comment peut-on se sortir d’un comportement alimentaire problématique?
Les troubles alimentaires
Selon les symptômes, on distingue trois formes principales de troubles alimentaires: anorexie (anorexia nervosa), boulimie et hyperphagie boulimique. Mais il existe également de nombreuses formes mixtes ainsi que des troubles alimentaires qui ne sont pas identifiés plus précisément. Ces pathologies peuvent avoir de graves conséquences physiques, psychologiques et sociales pour les personnes touchées et entraîner dans les cas extrêmes un risque d’invalidité ou de décès. Selon une étude sur les troubles alimentaires réalisée en Suisse en 2012, 3,5% des Suisses ont déjà été confrontés à un ou plusieurs de ces trois troubles alimentaires au cours de leur vie. Cela place la Suisse au-dessus de la moyenne européenne, qui s’élève à 2,5%.
Les schémas s’enracinent de plus en plus au fil du temps. Plus on s’attaque vite à un problème, plus il est facile de modifier le comportement. Dans l’idéal, il convient de parler à un proche: «Je remarque que je ne mange plus ce que j’ai envie de manger, mais plutôt ce qui comporte le moins de calories.» Il est utile d’en parler et, si nécessaire, de s’adresser à un professionnel. Tout comme respirer et dormir, manger et boire sont des choses importantes pour traverser la crise.
Si je perçois un risque chez un(e) ami(e), comment puis-je l’aider?
En lui parlant – par exemple: «Je m’inquiète pour toi.» Ou alors: «Je constate que tu te mets en retrait.» Ou encore: «Je me demande si tu vas bien. Tu veux en parler?» Il est utile de partir de ses propres observations et de faire comprendre qu’on est ouvert à la discussion. C’est peut-être plus difficile en ce moment parce qu’on se voit moins souvent. Mais c’est surtout chez les personnes que l’on connaît bien que l’on remarque qu’elles se manifestent moins, qu’elles parlent moins d’elles-mêmes ou qu’elles rient moins. Et il est possible d’en parler.
«Les troubles alimentaires sont associés à un stress psychologique considérable et à de graves conséquences pour la santé.»
Selon vous, les troubles alimentaires sont-ils sous-estimés par notre société?
Je pense que pour l’anorexie en particulier, certains se disent: «Ces jeunes femmes devraient juste manger un peu plus et alors tout reviendra dans l’ordre.» Si les troubles alimentaires ne sont pas vraiment pris au sérieux, c’est également lié au fait que manger est une chose parfaitement normale et quotidienne pour la plupart des gens. Cependant, les troubles alimentaires sont associés à un stress psychologique considérable et à de graves conséquences pour la santé, c’est pourquoi il ne faut pas sous-estimer la maladie. Il est important que nous parlions des troubles alimentaires et que nous accordions à cette question l’importance qui lui revient.
Les personnes touchées et leurs proches pourront trouver de l’aide ci-dessous: