«A contre-courant»Le bouillonnement créatif de Pierre Lepori
ATS
14.8.2019 - 07:48
Poète-metteur en scène Pierre Lepori? Pas vraiment: il «fait de la poésie, a envie de projets de théâtre». Entre autres. Son centre de gravité? «L’écriture.»
A contre-courant, Pierre Lepori? Disons plutôt tranquillement indifférent à tous les courants: «Je ne m’empêche de... rien», lance-t-il. Tentons de cerner l’inclassable. Historien du théâtre, journaliste, auteur de recueils de poésie, d’essais, de romans, créateur et animateur de revues, traducteur, vidéaste, à cinquante ans il ajoute une formation de metteur en scène (La Manufacture) à sa licence en Lettres (Université de Sienne) et à son doctorat en sciences du théâtre (Université de Berne). Et fonde la compagnie Théâtre Tome Trois.
Il raconte tout cela et bien davantage à Lausanne, dans l’atelier partagé qui sert de pied-à-terre professionnel au propriétaire de l’ancienne gare des Sciernes-d’Albeuve, entre Gruyère (FR) et Pays d’En-haut (VD). Etonnant repaire pour le Tessinois élevé entre Manno, près de Lugano, et Tengia en Léventine. Lieux des premières apparitions scéniques du garçon qui écrivait «des pièces affreusement gnan-gnan et finalement un peu gore, où tout le monde mourait!»
Années d'éclosion
Il y enrôlait ses deux sœurs. Elles sont l'une travailleuse sociale et l'autre prof d’histoire, le frère aîné est mathématicien. Pierre, numéro trois, malade et chétif dans sa petite enfance, se révèle le créatif, l’anti-conformiste de la famille et – il lui faudra du temps pour (se) l’avouer – homosexuel. Ce n’est qu’étudiant à Florence et Sienne que Lepori assume cette dimension de son être, encore inadmissible au Tessin; et inséparable de son tropisme artistique, que ne manifestaient ni son père torréfacteur de café puis secrétaire communal, ni sa mère originaire des Marches – grande lectrice.
L’imprévisible polyglotte bondit de projet en projet. Après Florence et Sienne – six années d’éclosion -, Berne, où l’assistant rédige sa thèse en dirigeant la partie italienne du «Dictionnaire du théâtre en Suisse». Lausanne enfin, correspondant culturel de la radio tessinoise dès 1997.
Parallèlement collaborateur d’Espace 2, du site «Culturactif» et des revues «Feuxcroisés» puis «Viceversa Littérature», il fonde la sienne, «Hétérographe», qu’il tient cinq ans à bout de bras. Il traduit en italien (Monique Laederach, Gustave Roud, Claude Ponti) et en français (Pirandello, Lonati et un certain... Lepori, un cas d’autotraduction étudié dans des Facultés de Lettres.)
Appartenances multiples
L’écriture! Tout ce qu’il a pondu de dix à trente-cinq ans demeurera inédit. «Rien à sauver, des œuvres homo-érotiques d’un pauvre adolescent qui ne savait que faire de cela et écrivait en rimes.» Il a attendu 2003 pour publier, et estime que c’est parce qu’il vivait à Lausanne, et en couple avec un écrivain qu’il put le faire enfin.
Les poèmes de «Qualunque sia il nome»/«Quel que soit le nom» (Editions d’en bas), Prix Schiller 2004, disent «sans tabou, sans empêchement» ce qu’il a à dire. Il récidive en 2018 avec «Quasi amore». Question d’identité? Surtout pas. «Rien ne m’est plus contraire. Identité fait séparation, appartenance fait communauté.»
Car Pierre Lepori se définit par ses appartenances multiples. Et par ses racines: Tessin, haut et bas; Marches et Vénétie, par ses grands-parents maternels; France aussi. Il doit son prénom au grand-père paternel né près de Besançon, où sa famille avait émigré avant de retourner au Tessin.
«La langue italienne, ma maison»
Les appartenances? L’homosexualité, communauté liée notamment par l’histoire de ses persécutions. Les mondes du théâtre et des écrivains. Deux langues. «Je suis venu vivre dans votre langue au point d’écrire en français, et revendique même, comme Ramuz, le droit de «mal écrire».«Non par coquetterie stylistique mais pour en dire davantage: «je ne le maîtrise pas tout à fait et ce manque fait surgir autre chose.» Appartenance, donc, à la communauté des auteurs francophones, avec une prédilection pour les «écrivains entre les langues» (Cioran, Wolfson, Bécker...).
Mais d’abord «la langue italienne, ma maison. Une relation viscérale. L’italien des Gadda, Folengo, qui mélangent les parlers régionaux et les niveaux de langue avec une souplesse extraordinaire.» Même son côté visuel vient de la langue: gamin, il écoutait les pièces dramatiques de la radio, «je me suis fait une culture avec ces sons dans le noir».
Ses thèmes sont durs. «Grisù» («Sans peau», 2007), «Sessualità», publié simultanément en italien, français et allemand (2011), «Comme un chien», son livre favori (2015), «Nuit américaine» (2018) abordent des problématiques sombres, déstabilisantes, rencontres ou retrouvailles conflictuelles, tourment du passé et angoisse du présent. Même l’album-CD «Klaus Nomi Projekt» (2019) – «citez le comédien Cédric Leproust, la musique de Marc Berman, les dessins d’Albertine, la préface de Cathy Ytak» – est un objet confrontant.
Questionner, déranger
Chaque livre explore ces ombres de façon différente, avec au moins un point commun: Lepori s’insurge contre tout naturalisme identitaire; «nous sommes tous tressés de brins multiples et non des êtres-blocs par nature. Je m’inscris dans une démarche queer, qui révèle l’incertitude, le balbutiement».
Ce tremblement, cette indéfinition qui contraint le lecteur/spectateur/auditeur à participer, on les retrouve dans les vidéos-poésies de Pierre Lepori en explorant son site pierrelepori.com. Des couches d’images se superposent, c’est très sensuel, érotisant, allusif et évanescent. Lepori admire le travail d’Angela Ricci Lucchi et Yervant Gianikian, mais ne se voit pas en avant-gardiste, et refuse l’étiquette «hérétique disruptif».
Certes, il aime questionner, déranger. Son roman «Nuit américaine» «s’enroule sur lui-même et tout le discours au premier niveau en cache un autre, qui arrive à la fin et oblige à reprendre au début.» Ça marche mieux au théâtre et c’est là qu’il concentrera son plaisir à faire perdre pied au spectateur pour mieux le ressaisir à la fin.
Bouillonnement créatif
Spontanées, les reconnaissances de dettes de Pierre Lepori signalent d’autres appartenances. Merci à Jean Richard, des Editions d’en bas, «véritable éditeur». A son mentor Derrida, lu, relu, toujours insaisissable, il doit «des fulgurances, au niveau de la littérature et du langage de la poésie». Avec sa marraine en littérature Monique Laederach, une rencontre quasi amoureuse. Ils s’écrivaient chaque jour, il a deux mille lettres de l’autrice puissante qu’il a traduite en italien et qui, avec le poète tessinois Fabio Pusterla, lui donna le courage de publier ses poèmes.
Terminons avec le psychiatre Didier Anzieu et son concept de «moi-peau». Traduisant son roman «Grisù», Pierre Lepori change de titre: «Sans peau». Et songe soudain qu’il est lui-même un «moi-peau»: «la dynamique de l’écriture consiste à mettre une peau autour de ce bouillonnement qui sinon serait anarchique.» Ecrire pour se contenir.
Ainsi va Pierre Lepori, d’idée en projet, seul ou en équipe. De folles intuitions, recadrées et mûries par son «moi raisonnable» jusqu’à la réalisation, soignée dans le détail – voyez la couverture velours du livre «Klaus Nomi Projekt». Un prochain défi serait une Traviata en drag-queen années 70. Plus tard! Après ses deux mois à Montréal – pour écrire un livre, bien sûr. Et après un essai, sur Pirandello. Tout ce bouillonnement créatif à habiller d’une peau belle et solide.
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