«Misanthrope» - Un digne héritier de «Seven»Damián Szifrón: «C'est comme une métaphore de notre société et de notre vie d'aujourd'hui»
Barman Nicolas
23.5.2023
Damián Szifrón est de retour avec un thriller spectaculaire, glaçant, miroir d'une société malade. Avec «Misanthrope», le réalisateur argentin explore les aspects sombres et absurdes de la condition humaine. Interview d'un homme subtil et engagé qui nous livre une œuvre audacieuse….
Barman Nicolas
23.05.2023, 12:56
23.05.2023, 13:28
Barman Nicolas
Damián Szifrón, l'attente fut longue depuis le succès des «Nouveaux sauvages». Ce film «Misanthrope» marque enfin votre retour. Où étiez-vous passé ?
Depuis le succès des «Nouveaux Sauvages», neuf années se sont écoulées et de nombreux événements ont eu lieu !
Tout d'abord, j'avais prévu de réaliser, en collaboration avec les frères Weinstein, un autre film intitulé «Six Million Dollar Man», un projet assez anarchique et subversif. Mais après la chute d'Harvey et de l'entreprise, les droits du film que j'avais écrit ont été transférés à Warner.
Malheureusement, ma relation avec les responsables de ce projet n'était pas très bonne. Le ton du film, son histoire, et en particulier le scénario, ont été remis en question. Cela a entraîné des confrontations et finalement, il est devenu évident que le film qu'ils produiraient ne correspondrait pas à ma vision, et que je ne réaliserais pas un film basé sur ce nouveau format.
Ensuite, j'ai reçu une invitation du chef d'orchestre argentin Daniel Barenboim, que je ne pouvais pas refuser étant donné l'immense admiration que je lui porte. J'ai donc fait un virage à 180 degrés et j'ai dirigé un opéra à Berlin en sa compagnie. Une expérience extraordinaire !
Par la suite, j'ai développé plusieurs projets en tant que réalisateur, metteur en scène et écrivain.
Damián Szifrón et l'écriture : un mode de vie
Je peux tourner un film de temps en temps, mais je ne suis pas du genre à être constamment sur un plateau ou à enchaîner les projets. J'aime plutôt prendre le temps d'écrire, voyager avec mon ordinateur, savourer la solitude, écrire la nuit, contempler les levers de soleil et m'endormir paisiblement. C'est ce mode de vie qui me convient le mieux.
Ensuite, alors que j'étais à Montréal, prêt à commencer le tournage de «Misanthrope», la pandémie a été déclarée. Je suis alors retourné à Buenos Aires, et comme tout le monde, nous sommes restés confinés pendant un an et demi. Voilà un résumé des événements qui se sont déroulés.
Ce film marque également vos premiers pas à Hollywood. Comment avez-vous vécu cette expérience ? L'herbe est-elle plus verte aux USA qu'en Argentine ?
Pour être franc, je garde mon jardin argentin ! Tout d'abord, je dois dire que je n'avais pas beaucoup d'illusions en allant à Hollywood ou aux États-Unis, car même avant le tournage de Misanthrope, j'ai remarqué que les types de films que j'aimais tant, ceux que j'ai vus étant enfant, que j'ai étudiés et revus à l'infini, et qui ont fait de moi un réalisateur, semblent absents aujourd'hui.
Damián Szifrón et l'industrie du divertissement
«Le cinéma américain ne produit plus ces films que j'aime tant, qui pour moi se situent essentiellement dans les années 70 et 80, mais aussi, bien sûr, dans les années 50 et 60. De nos jours, je pense que l'aspect artistique du cinéma est moins fort. La vision d'un réalisateur est reléguée au second plan et l'accent est beaucoup plus mis sur les questions économiques. J'ai l'impression que l'aspect artistique du cinéma était beaucoup plus présent, qu'il était même parfois en conflit avec les intérêts commerciaux et qu'il parvenait parfois à les surpasser.»
«Aujourd'hui, ce n'est pas le cas et l'esprit est très corporatif. Ce qui se passe dans l'industrie du divertissement n'est pas très différent de ce qui se passe dans l'industrie automobile, pétrolière ou de l'armement. Ainsi, le type de film qui tend à être réalisé, distribué et diffusé à grande échelle est étroitement lié aux franchises, aux univers multiples qui peuvent être exploités dans différents formats ou combinés avec d'autres éléments.»
Entre tueries de masse, écologie et armes à feu, ce film a, avec le temps, placé dans son viseur l'Amérique et ses démons. Comment avez-vous vendu ce scénario aux USA ? J'imagine que la partie n'était pas gagnée d'avance ?
Lorsque j'ai commencé à écrire le film, la situation et la fréquence des tueries de masse dans la vie réelle n'étaient pas les mêmes qu'aujourd'hui. Je dirais même que l'idée initiale du film est apparue même avant les «Nouveaux Sauvages» qui, avec son succès, m'a ouvert les portes des studios américains.
Quand j'ai présenté ce thriller «Misanthrope», tout le monde l'a aimé et l'a vu comme un film de genre, comme «Seven» par exemple, ou comme n'importe quel film policier des années 1980 ou 1990.
En d'autres termes, ce n'était pas un film témoignage comme ceux des années 70 qui dénonçaient la guerre du Vietnam ou le Watergate. Ce film ne parlait pas de la réalité d'une manière forte. Mais le fait est que plus tard, le massacre d'Orlando a eu lieu, puis le massacre de Las Vegas, le terroriste de New York et d'autres encore. Aujourd'hui, la liste est encore plus longue. Le film est devenu un mouton noir.
Ont-ils demandé de tout arrêter ?
Disons que tout le monde avait une sorte d'aversion, d'inquiétude, jusqu'à ce que le studio avec qui je travaillais au début me demande si, au lieu de tirer avec une arme à feu, le meurtrier ne pourrait pas être un empoisonneur.
Mon tueur est un type qui agit de manière impulsive et ne planifierait jamais une attaque comme une histoire d'empoisonnement. Ce n'était pas ce genre de personnage, et cela n'avait rien à voir avec l'histoire que je voulais raconter. Donc, je voulais presque abandonner, jusqu'à ce que "Film Nation" apparaisse, motivé à produire ce film contemporain qui parle courageusement à travers le cinéma de ce qui se passe aujourd'hui.
Vous n'avez donc pas reçu un dollar américain pour réaliser ce film ?
Le scénario a été vendu dans le monde entier, à l'exception des États-Unis. C'est l'argent des producteurs et des distributeurs du monde entier qui nous a permis de le financer, hors USA bien entendu.
Maintenant que le film est terminé, une société américaine l'a finalement acheté, mais elle a décidé de changer le titre du film pour sa sortie aux USA. C'est la seule chose que je n'ai pas pu préserver et j'ai fait tout mon possible pour le défendre, mais sans succès. Heureusement, le titre original «Misanthrope» est préservé dans le reste du monde.
La première scène du film est intense, comment l'interprétez-vous ?
Au début de "Misanthrope", ce «monstre» tirant depuis un appartement anonyme au milieu d'une grande fête, de sorte que l'euphorie, les cris, la musique électronique et les feux d'artifice masquent le bruit des coups de feu, nous retrouvons dans le même plan des gens qui meurent et qui festoient en même temps.
Et ceux qui font la fête ne savent pas que des gens sont en train de mourir. Cela m'a presque été présenté comme une métaphore de notre société et de notre vie d'aujourd'hui.
Comment s'est déroulé le tournage ?
Ce fut sans aucun doute le tournage le plus difficile de ma vie, surpassant tout ce que j'ai fait. Faire un film est toujours difficile, mais cela l'a été encore plus cette fois-ci.
Nous devions le réaliser rapidement malgré la pandémie, affronter des températures glaciales de -25 degrés à Montréal, et faire face à des contraintes budgétaires très strictes. Si je ne me trompe pas, nous avons tourné le film en 32 jours. En comparaison, le film «Les Nouveaux Sauvages» a été tourné en 8 semaines.
Damián Szifron, quel message souhaitiez-vous transmettre en associant de grandes marques à ce thriller? Nous sommes à des années-lumières du placement de produits non ?
«Pourquoi dois-je être confronté quotidiennement à d'immenses affiches mettant en scène des mannequins ou des produits qui nous poussent à nous sentir exigeants, minces, riches, millionnaires ? Et maintenant, quand je vais au cinéma, je ne peux pas filmer la réalité telle qu'elle est, pourquoi la cacher ? Je suis contraint de me conformer à ce qu'ils présentent au monde, quelle est cette loi ?
L'une des plus grandes réussites du film réside, selon moi, dans sa représentation réaliste. Une femme gisant avec une balle dans la tête près de la vitrine Swarovski est quelque chose qui n'a jamais été montré de manière explicite dans un film nord-américain, et c'est remarquable que cela ait pu passer les contrôles. Il était essentiel pour moi de montrer le monde tel qu'il est réellement.
Damián Szifrón et l'envers du décor écologique
«Dans ce film en particulier, j'ai tenu à ce que lorsque les personnages se rendent à la déchetterie, ils voient les déchets réels tels que les contenants, les cartons, le plastique, et tout ce que ces marques vendent»
«Normalement, ces marques sont mises en valeur par des publicités géniales réalisées par des experts en photographie et en éclairage. Dans le film, je voulais montrer l'envers du décor et souligner comment ces produits polluent notre vie quotidienne.»
«Pour moi, ces objets sont déjà des déchets avant même d'être jetés, car ils sont intrinsèquement problématiques. De même, il me semblait essentiel de montrer les vraies marques présentes dans les centres commerciaux, avec les gobelets de soda affichant les logos de Subway, Starbucks, et autres»
Après de nombreuses discussions avec les avocats du film, j'ai finalement obtenu leur accord pour le signer et le laisser. C'est une grande et incroyable victoire!
Généralement, les avocats des studios qui investissent dans de grandes ou petites entreprises cherchent à éviter tout conflit potentiel, et la réponse est généralement «non, vous ne pouvez pas le faire». Cependant, ils ont compris ma perspective, et l'avocat de Film Nation a analysé la législation pour déterminer ce qui était possible et ce qui ne l'était pas.
Vous avec placé quelques plans inversés dans votre film. Pourrait-on s'imaginer un clin d'oeil à Eduardo Galeano et son livre «L'école du monde à l'envers» ou d'une société d'un monde à l'envers qu'il décrit ? Pourrait-on le comprendre ainsi ?
Il n'y a pas de citation directe, mais l'idée que nous vivons dans un monde inversé, qui va à l'encontre de nos intérêts les plus profonds nous concerne tous. Nous aspirons au plaisir, au désir et au sentiment d'appartenance à un groupe qui nous protège et rend notre vie plus facile et plus heureuse.
Cependant, je ne suis pas convaincu que la société ait cet effet. Tout d'abord, il est impossible de s'en échapper, ce qui est troublant.
En d'autres termes, vous devez accepter les règles du jeu et si cela ne vous plaît pas, tant pis pour vous. Actuellement, nous tenons pour acquis que notre société est la meilleure, qu'elle a été créée et complotée pour notre bien-être. Pourtant, je ressens presque l'inverse. Je suis convaincu que cette société complique davantage notre existence qu'elle ne la facilite.
J'ai l'impression qu'elle protège davantage les intérêts des plus riches que ceux de la collectivité ou de la société dans son ensemble. Il est extrêmement difficile de protéger ces deux intérêts, car ils sont contradictoires.
Quelles sont vos impressions finales sur ce film ?
Je savais que le film allait susciter des discussions, des controverses et être rejeté aux États-Unis, et cela s'est effectivement produit de différentes manières, à commencer par le changement de titre aux USA.
Puis, il n'y a pas eu de projection pour la presse dans une salle de cinéma, cela s'est fait uniquement par le biais de liens internet. Cela m'a évidemment laissé un goût amer.
Mais je dois dire que peu de temps après, il a été présenté pour la première fois en Europe et en Asie et il a été très bien accueilli. En d'autres termes, j'ai l'impression que les spectateurs ont compris les intentions qui sous-tendent cette histoire et sa mise en scène.
C'était une énorme récompense, pour ainsi dire. Je vois que ce film est perçu différemment en fonction de la manière dont vous le regardez et de l'endroit où vous le regardez, et cela m'enthousiasme.