«Ça a fait terriblement mal» Au Groenland, le drame enfoui de la contraception forcée

ATS

9.7.2022 - 08:30

«J'ai dû écarter les jambes et on me l'a mis et ça a fait terriblement mal»: Britta Mortensen avait 15 ans et arrivait du Groenland au Danemark pour poursuivre sa scolarité quand elle a été contrainte d'avoir un stérilet.

Keystone-SDA

Elle est l'une des quelque 4500 jeunes Inuits à avoir subi une politique visant à limiter la natalité dans le territoire arctique qui, s'il n'était alors plus une colonie, restait sous tutelle de Copenhague.

En 1974, Britta quittait sa famille pour la première fois. Bourgade de pêcheurs posée sur la roche face à un fjord de glace dans l'ouest de l'immense île, Ilulissat, où elle est née, n'avait pas de lycée. Continuer ses études au Danemark représentait pour elle une opportunité.

«Je suis partie (...) en pension et là, la responsable m'a dit: 'tu dois porter un stérilet'. J'ai dit non. Si, a-t-elle répondu, tu vas avoir un stérilet, même si tu dis non», se souvient-elle, émue, devant la maison blanche où elle est née. La décision s'est avérée incontestable malgré l'absence d'accord de ses parents, qui, à des milliers de kilomètres, n'ont jamais été prévenus.

Une journée d'automne, l'adolescente s'est retrouvée face au médecin le contraceptif à la main. «C'était un stérilet pour les femmes qui avaient déjà eu des enfants, pas pour les jeunes filles de l'âge que j'avais, 15 ans», explique à l'AFP la désormais sexagénaire aux cheveux poivre et sel.

Après cette «agression», elle s'est réfugiée dans le silence, dans l'ignorance du sort réservé aux autres Groenlandaises de son pensionnat du Jutland, dans l'ouest du Danemark. «J'ai eu honte. Je n'en ai parlé à personne jusqu'à maintenant».

Groupe de soutien

C'est une série de podcasts basée sur les archives nationales et diffusée au printemps par la radiotélévision danoise DR qui a révélé l'envergure de la politique de contraception forcée de Copenhague.

«La colère est arrivée quand cela a éclaté», confie-t-elle. Et aussi le besoin de raconter. «J'ai dit à mon mari: 'je suis l'une d'entre elles' et mon mari était étonné, après toutes ces années! C'est quelque chose que j'avais enfoui», explique la retraitée qui, après être rentrée au Groenland, habite à nouveau au Danemark depuis 2019.

Désormais, elle participe timidement au débat, surtout sur Facebook, où un groupe créé par une psychologue elle aussi victime, rassemble plus de 70 femmes. C'est «un groupe de soutien mutuel, de sororité afin que personne ne se sente seul, en particulier avec la réactivation du traumatisme que beaucoup ont réprimé pendant de nombreuses années, en particulier pour les femmes qui n'ont pas pu avoir d'enfants», explique sa créatrice Naja Lyberth.

Selon elle, un grand nombre de femmes ignoraient porter un dispositif contraceptif. «Jusqu'à l'an dernier, des gynécologues groenlandais ont retrouvé des stérilets chez des femmes qui ne savaient pas qu'elles en portaient – habituellement ils pouvaient être posés pendant un avortement sans que les femmes soient mises au courant», ajoute-t-elle.

Mentalité coloniale

Pour l'historien Søren Rud, cette campagne décidée par le Danemark à la fin des années 60 a été rendue possible par la rémanence de la mentalité coloniale bien après la décolonisation officielle en 1953. Cette attitude «était marquée par l'idée que les Groenlandais manquaient de compétences culturelles et contrairement à de nombreuses formes de contrôle des naissances, le stérilet n'exigeait aucun effort de la part des femmes groenlandaises pour être efficace», avance le maitre de conférence à l'Université de Copenhague.

La libération de la parole de ces femmes intervient à une période où Danemark et Groenland, qui a acquis en 2009 le statut de territoire autonome, explorent leur relation passée. Cet hiver, six Inuits avaient obtenu excuses et compensation plus de 70 ans après avoir été séparés de leurs familles pour participer à une expérience visant à constituer une élite danophone.

Pour Britta Mortensen, les femmes victimes de contraception forcée doivent aussi être indemnisées. «Ils devraient accorder une compensation pour les torts que nous avons subis, nous, les nombreuses filles qui ont été forcées de porter le stérilet», assure-t-elle, considérant des excuses comme «évidentes».