Turquie Des villageois défient Erdogan pour protéger la forêt

ATS

25.6.2021 - 08:42

Une forêt luxuriante et des champs de thé verdoyants s'étendent à perte de vue dans cette vallée située non loin du berceau familial du président Recep Tayyip Erdogan, dans le nord-est de la Turquie. Mais ce coin de paradis coincé entre la mer Noire et les montagnes de la chaîne pontique est menacé par une carrière qui a commencé à être creusée et dont les pierres doivent servir à construire un port logistique.

Défiant les autorités, des habitants du village de Gürdere, dans la province de Rize, fief électoral et familial du président turc, s'opposent depuis près de deux mois à ce projet, craignant une catastrophe environnementale et la destruction de leur mode de vie.

«Ils disent qu'il y a de la pierre là-dessous. Mais au-dessus, il y a de la vie, de la vie qui a bien plus de valeur», déclare à l'AFP Asuman Fazlioglu, un villageois âgé de 60 ans.

Cette affaire illustre les tensions entre une sensibilité de plus en plus aiguë en Turquie sur les questions environnementales et la course effrénée au développement sous la houlette de M. Erdogan qui met souvent en avant les aéroports, routes et autres ponts bâtis depuis son arrivée au pouvoir en 2003.

M. Erdogan soutient que ces infrastructures sont nécessaires pour faire entrer la Turquie dans le club des pays les plus développés. Mais ses détracteurs l'accusent de multiplier les projets inutiles et coûteux pour enrichir des entreprises proches du pouvoir – dans ce cas, le conglomérat Cengiz Holding -, quitte à raser des forêts.

Bâtons et cannes

Les habitants de cette région humide vivent de la production de thé et de miel. Les ours se promènent en liberté et dans les vallées résonne le fracas des cascades. Jaloux de leur mode de vie, des habitants du village de Gürdere ont manifesté fin avril pour arrêter l'exploitation de la carrière.

Les autorités ont immédiatement dépêché des compagnies de policiers antiémeute pour réprimer ces primo-manifestants qui comptent dans leurs rangs force femmes voilées munies de bâtons de marche et vieillards voûtés sur leur canne. Après des affrontements avec la police, le gouvernorat de Rize a interdit toute manifestation en mai et juin.

Le gouvernement affirme que la majorité des habitants de la région soutient l'exploitation de la carrière, mettant les manifestations sur le compte de «groupes marginaux». Mais la plupart des habitants interrogés par l'AFP y sont farouchement opposés.

«Nous avons du miel, du thé, nous nourrissons nos animaux grâce à la forêt», explique Pervin Bas, une villageoise de 50 ans qui fait partie de plusieurs manifestants brièvement détenus en avril.

Güngör Bas, un parent de Pervin, dit ressentir de la douleur en voyant le lieu où il est né et a grandi être défiguré. «Nos maisons sont maintenant recouvertes de poussière», se lamente-t-il.

«Vert du dollar»

Malgré deux actions en justice en cours pour mettre un coup d'arrêt à l'exploitation de la carrière, celle-ci se poursuit. «Ce gouvernement (...) préfère le vert du dollar au vert des arbres», tacle Ali Oztunç, vice-président du principal parti d'opposition CHP en charge des questions environnementales.

La construction de l'aéroport de Rize, qui doit ouvrir d'ici la fin de l'année, a servi de mise en garde pour les habitants de Gürdere. Celle-ci a en effet été permise par l'exploitation d'une autre carrière non loin de là, qui a ouvert une plaie béante dans la vallée.

Le va-et-vient des camions-bennes est incessant et les habitants des villages alentours se plaignent des fréquentes explosions de dynamite. «Avant, ici, c'était un endroit tout vert. Des animaux vivaient ici, des oiseaux (...), des cerfs, des ours. Ils sont tous partis», soupire Mahir Karaca, un villageois âgé de 42 ans.

Pour les défenseurs de l'environnement, ces exemples illustrent le peu de cas fait par le gouvernement des forêts, ce qui risque d'avoir des conséquences à long terme.

Dans un communiqué transmis à l'AFP, Cengiz Holding s'engage à replanter des arbres après l'exploitation de la carrière près de Gürdere, pour «restaurer la nature».

«C'est une arnaque», balaie cependant Ahmet Dursun Kahraman, président de la Chambre des ingénieurs en environnement. «Ils vont prendre les pierres, où vont-ils planter les arbres ?», demande-t-il. Selon lui, l'exploitation de la carrière va avoir un impact sur plusieurs générations. «C'est de cette manière qu'il faut envisager ce genre de projets», dit-il. «Qu'allons-nous laisser derrière nous ?»