Main Tendue«J'ai constaté un isolement terrifiant chez certains»
Valérie Passello
28.4.2021
Avec la pandémie, nombreux sont ceux qui sont pris de vague à l'âme, souffrent de solitude ou se retrouvent en difficulté, quelque soit leur milieu ou leur statut social. Au numéro 143, la Main Tendue offre une écoute 24 heures sur 24, garantissant l'anonymat. Rencontre avec deux «répondants», qui remplissent cette mission avec engagement, conviction et bienveillance.
28.04.2021, 11:27
28.04.2021, 15:50
Valérie Passello
Derrière le combiné du 143, ils sont environ 670 bénévoles dans toute la Suisse, formés et encadrés par une équipe professionnelle. Ils sont volontaires pour écouter ceux qui ont besoin de parler, de se confier de manière anonyme à une personne qui ne les jugera pas et qui leur montrera de l'empathie. Jacques* et Martine* sont deux d'entre eux. Lui depuis douze ans, elle depuis huit ans. Entretien.
Comment vous est venue l'envie de devenir bénévoles à la Main Tendue?
Martine: Je m'estime privilégiée par la vie et je me disais que c'était une possibilité d'offrir quelque chose en retour. Alors qu'en réalité, on ne fait pas que donner, on reçoit aussi énormément!
Jacques: Voyant arriver la retraite, je souhaitais garder un pied dans la vie active. Je viens du domaine médical. Ici, un peu comme dans ma précédente activité, j'avais envie de faire quelque chose qui permette d'obtenir des résultats.
Aviez-vous des idées préconçues qui se sont avérées fausses avec la pratique?
Jacques: Personnellement, je pensais que j'allais être continuellement confronté à des situations dramatiques ou difficiles. C'est en effet une petite partie du travail. Mais il y a beaucoup d'autres cas de figure, comme des gens qui ont simplement besoin de parler, des personnes qui se sentent seules, qui ont peur ou qui se trouvent démunies dans une situation de la vie courante.
Qu'est-ce qui a changé dans les appels avec l'apparition du coronavirus?
Martine: Je dirais qu'il y a eu deux moments. Le premier confinement a été paradoxalement plutôt bien perçu. Pour les plus fragiles, ça s'est assez bien passé, car les consignes étaient claires. Certains étaient même plutôt «rassurés» par le confinement. Nous avons eu un peu plus d'appels, mais pas tant que ça.
«Beaucoup d'appelants parlent directement du coronavirus et de leurs angoisses»
Jacques* bénévole de la Main Tendue
À la deuxième vague, ça a été une autre paire de manches, on sentait de l'incertitude et de l'anxiété. Maintenant, il y a un ras-le-bol. Nous commençons à avoir quelques appels de conspirationnistes. Et comme c'est la catastrophe dans certains domaines économiques, des personnes qui n'appelaient jamais la Main Tendue auparavant se mettent à nous contacter.
Jacques: Je n'ai pas tout à fait la même perception. Depuis le début de la pandémie, beaucoup d'appelants me parlent directement du coronavirus et de leurs angoisses à ce propos. Dès le premier confinement, j'ai constaté un isolement terrifiant chez certains, beaucoup de souffrance. Globalement, les gens vont moins bien, aujourd'hui encore.
Et sur votre activité de bénévoles, la pandémie a-t-elle aussi eu un impact?
Martine: Sur la vie de l'équipe, oui. Il faut dire que nous nous rencontrons environ tous les quinze jours pour des supervisions. Après la formation initiale qui dure des dizaines d'heures, nous suivons aussi des modules de formation continue. De plus, nous nous réunissons régulièrement pour des rituels visant à maintenir le lien dans l'équipe, comme la fête de Noël ou l'accueil des nouveaux collègues, par exemple.
Avec le Covid, il fallait absolument éviter un cluster parmi les bénévoles. Les responsables ont dû relever un véritable défi logistique en développant les outils numériques permettant des réunions à distance. L'aspect convivial en a pris un coup.
«Je fais en sorte de ne pas laisser mes propres émotions interférer dans l'appel»
Martine* bénévole de la Main Tendue
Jacques: Moi qui aime énormément les groupes de partage, j'ai trouvé que la qualité était un peu moins bonne par Zoom, mais je reconnais qu'un effort d'adaptation considérable a été fait. Et plusieurs d'entre nous ont pris des initiatives pour que l'on ait tout de même des occasions de se retrouver ensemble.
Lorsque l'on passe une vingtaine d'heures par mois à écouter autrui, comment fait-on pour «prendre sur soi»?
Jacques: Nous apprenons beaucoup de grands principes lors de la formation de base, comme la bienveillance ou le non-jugement. Mais si nous nous sentons touchés par une situation lourde, nous pouvons toujours en parler avec d'autres répondants, ainsi qu'avec les permanents, qui sont là pour ça. Parfois, on peut être surpris par la manière de faire de nos collègues, cela nous fait considérer les choses sous un autre angle.
Et il faut aussi savoir s'écouter. À un moment, j'ai ressenti une certaine fatigue. Alors j'ai demandé un congé. Cet épisode a été d'autant plus positif qu'il m'a fait prendre conscience que j'aimais ça et que j'avais envie de continuer.
Martine: Le temps, l'expérience et les supervisions permettent de progresser à titre personnel, il y a un travail sur soi qui s'effectue parallèlement. Souvent, lorsqu'une situation me touche, j'essaie d'identifier pourquoi elle résonne en moi et je mets ça de côté, de manière à ne pas laisser mes propres émotions interférer dans l'appel. Nous ne parlons pas de notre mission avec nos proches ou nos amis à l'extérieur. Mais parfois, lorsque je ne réagis pas bien dans la vie de tous les jours, je me dis: «Qu'aurais-tu fait à la Main tendue»?
Quelle a été votre expérience la plus marquante?
Martine: Il y en a plusieurs. Il m'est arrivé de ressentir de la colère, car je me suis aperçue quelques fois que je me faisais mener en bateau par des hommes qui se masturbaient à l'autre bout du fil. J'ai eu l'impression d'être utilisée. Je suis aussi très sensible aux femmes battues, car beaucoup n'ont pas les moyens de s'en sortir. Alors j'essaie de semer dans la conversation un petit élément qui aura peut-être un effet trois mois plus tard...
Et, heureusement, il y a des couleurs positives. Lorsque quelqu'un pose une situation qui semble dans le noir total, mais que ça s'éclaircit au fil de la discussion, jusqu'à ce que la personne arrive à une solution. Parfois, poser quelques questions amène un déclic. Et il nous arrive même d'en rire avec l'appelant à la fin de la discussion.
Clip de sensibilisation
Youtube/143 Main Tendue
Jacques: Même si ce n'est pas souvent, je dirais quand même que les situations de suicide sont les plus marquantes. Lorsqu'un appelant hésite à passer à l'acte. Il m'est arrivé de rester une heure avec quelqu'un au téléphone. Là, on réalise que la vie se joue en peu de temps, et puis il y a toujours cette tension de rester adéquat. À la fin, je m'écroulais et je pleurais.
Quelles sont les qualités nécessaires pour être un bon bénévole?
Jacques: Il faut avoir la capacité d'aimer les gens, sinon ça ne sert à rien de faire ça. Être au clair avec soi-même. Et avoir suffisamment confiance dans le groupe pour aborder ses faiblesses.
Martine: Il est nécessaire d'entrer en relation sans à-priori négatif et il ne faut pas avoir peur de poser ses propres limites.