Dissuasion nucléaire «Je préférerais presque être dans ma tombe» - Des victimes racontent

AFP

27.5.2024

«On nous disait que ce n'était pas plus dangereux que le granit»: anciens ouvriers d’État, ils ont manipulé des ogives nucléaires sur la base sous-marine de l'Ile Longue (Finistère). Trente ans après, ils se battent toujours pour faire reconnaître la faute de l’État.

Des anciens ouvriers d’État ont manipulé des ogives nucléaires sur la base sous-marine de l'Ile Longue (Finistère).
Des anciens ouvriers d’État ont manipulé des ogives nucléaires sur la base sous-marine de l'Ile Longue (Finistère).
IMAGO/Peter Seyfferth

AFP

Ancien mécano, Henri Letty, 73 ans, a travaillé 11 ans sur cette presqu'île interdite d'accès, de la rade de Brest. Il était chargé de lire les instructions pendant l'embarquement et le débarquement des missiles sur les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE).

A un mètre du missile, il n'était équipé ni de protection, ni de dosimètre. «Dès la première manipulation, j'ai demandé aux militaires», raconte-t-il. «On m'a dit que c'était comme un morceau de bois, qu'il n'y avait pas de danger. Ils disaient que le granit breton rayonnait plus que le missile.»

Pourtant, à 55 ans, alors tout jeune retraité, M. Letty se sent «fatigué». On lui diagnostique une leucémie aigüe, suivie en 2022 d'une tumeur cancéreuse à l'intestin grêle. Déjà opéré quatre fois, il attend une cinquième opération, se déplace avec difficulté et doit en permanence porter une ceinture de contention.

Reconnu en maladie professionnelle pour exposition aux rayonnements ionisants, l'ancien mécano s'est vu attribuer une rente. Mais, «c'est pas ça qui soigne le bonhomme», dit-il. «Des fois, je préférerais presque être dans ma tombe.»

C'est d'ailleurs là que se trouvent plusieurs de ses collègues, morts précocement de cancers du foie, du pancréas, de leucémies «foudroyantes». «Ils n'auraient pas dû nous cacher un risque comme ça. C'est presque envoyer les gens à la mort», ne décolère pas le retraité.

«Parcours du combattant»

Ce n'est qu'à partir de 1996 que les premières protections ont été instaurées à l'Ile Longue. «Il était apparu que les nouvelles têtes nucléaires +crachaient+ plus que les anciennes», se souvient Pierre Gueguen, 77 ans, ancien ouvrier et syndicaliste CGT. «On nous a alors donné des dosimètres et on a eu un suivi médical avec des prises de sang».

Des dossiers comme celui de M. Letty, l'avocate Cécile Labrunie dit en défendre une vingtaine. «Dans la grande majorité des cas, les victimes sont décédées et ce sont les épouses ou les enfants qui portent le dossier. Ce sont des procédures assez lourdes à tout point de vue», décrit-elle. «Les premiers ont eu énormément de mal à faire reconnaître leurs droits», raconte-t-elle.

Quand les premiers cas de leucémie sont apparus, au début des années 2000, «on était très démuni: on ne savait pas comment réagir», confie en effet M. Gueguen. «Le nombre de cas allait toujours en augmentant et toujours des choses graves, des choses très graves. On s'est rendu compte que ça ne pouvait pas être seulement le tabac et l'alcool», dit-il. «Il n'y avait personne pour nous aider. Les médecins ne pouvaient pas parler et les gens du syndicat ne savaient rien», ajoute l'ancien ouvrier.

En outre, avec des pathologies apparaissant plusieurs décennies après l'exposition aux radiations, «les gens ne faisaient pas le lien entre leur cancer et la sphère professionnelle», décrit Francis Talec, porte-parole du collectif des irradiés et ancien de la CGT.

«Considération»

«Les victimes sont invisibles la plupart du temps. Il y en a qui sont malades et ne nous contactent jamais» dit-il, car la procédure pour faire reconnaître une maladie professionnelle «c'est un vrai parcours du combattant».

La famille d'un chaudronnier mort en 2017 à 63 ans, d'une tumeur du cerveau, est toujours en procédure judiciaire sept ans après, le ministère des Armées ayant fait appel de sa condamnation à un peu plus de 100.000 euros de dommages et intérêts, du fait de sa «faute inexcusable» en tant qu'employeur de la victime.

«On n'a pas besoin d'honneurs, comme les soldats morts en opération», remarque M. Talec. «Mais au moins un peu de réparation, et peut-être de considération». Contacté, le ministère des Armées n'a pas répondu aux questions de l'AFP.