Opinion «Je suis russe», m'a-t-elle dit en baissant les yeux 

Valérie Passello

8.3.2022

Après douze jours de conflit, la «russophobie» semble prendre de l'ampleur dans les discours et les attitudes de la population. Jusqu'en Suisse. Mais tâchons de nous mettre deux minutes dans les baskets d'un citoyen de Russie, dont le seul tort est d'être né... dans le même pays que Poutine. Opinion.

Une femme tient une pancarte indiquant «Je suis russe. Désolée pour ça» alors qu'elle participe à une manifestation contre l'invasion russe de l'Ukraine à Zurich, en Suisse, le samedi 5 mars 2022.
Une femme tient une pancarte indiquant «Je suis russe. Désolée pour ça» alors qu'elle participe à une manifestation contre l'invasion russe de l'Ukraine à Zurich, en Suisse, le samedi 5 mars 2022.
KEYSTONE

Valérie Passello

8.3.2022

Voilà une scène que je n'aurais jamais pensé vivre un jour. Après deux ans de pandémie et a fortiori depuis douze jours, on devient coutumier des expériences inédites, c'est vrai. Mais ce moment de vie qui aurait pu être anodin m'a ébranlée.

Je faisais des emplettes dans un commerce que je fréquente souvent. La vendeuse, une jeune femme toujours sympathique, me semble ce jour-là à fleur de peau. Alors j'ose: «Vous êtes ukrainienne?» Atterrée, en baissant les yeux, elle murmure: «Je suis russe».

Et ces mêmes yeux de s'embuer à l'évocation des amis ukrainiens fuyant les bombes, de la famille restée en Russie qui va au devant d'une crise sans précédent, du regard noir que l'humanité posera sans doute sur les Russes lors des prochaines décennies.

Oui, les victimes directes de la guerre, ceux qui versent leur sang sous les bombes, ce sont les Ukrainiens. Le monde entier leur témoigne son soutien et c'est bien ainsi.

Mais à l'inverse, en seulement douze jours, la «russophobie» s'est déjà installée sournoisement. Plusieurs témoignages relayés par le SonntagsBlick du 06 mars le démontrent. Ici, un médecin suisse qui refuse de soigner un patient russe, là, une femme russe qui se fait cracher dessus dans le train, ailleurs, un enfant russe harcelé par ses camarades de classe.

Doit-on vraiment les blâmer, «les Russes»? Et d'abord, qui sont-ils au juste, «les Russes»?

Parce que, depuis douze jours, tout le monde a entendu le terme «oligarque» plus souvent qu'à son tour, j'ai cherché le sens de ce mot. Une oligarchie, c'est un régime politique où le pouvoir est réparti entre un petit nombre de personnes. En l'occurrence en Russie, les très très riches. Ce sont eux, d'ailleurs, qui sont visés en premier lieu par les sanctions économiques européennes et suisses. 

Mais l'isolement de la Russie et l'effondrement du rouble auront aussi des conséquences sur les autres, ceux qui sont déjà loin d'être riches, dans un pays gigantesque, où vivent près de 146 millions de personnes, dont plus d'un tiers se situeraient au-dessous du seuil de pauvreté.

Des gens à qui la poignée de puissants à la tête du pays sert un discours contrôlé. Des gens qui risquent la prison s'ils s'élèvent contre le pouvoir. Et qui osent quand même descendre dans la rue. Un courage que je n'aurais certainement pas.

Ces gens-là ne sont pas des oligarques. Il n'ont pas choisi. Tout comme les civils ukrainiens n'ont pas choisi de se faire bombarder. Tout comme moi, d'ailleurs, je n'ai pas choisi d'être suisse. J'estime que c'est une chance. Eux, les Russes, ont la malchance d'être un peuple dont le gouvernement a choisi la guerre. 

Alors, de grâce, ne confondons pas les Russes et Poutine. Gardons un maximum d'humanité face à ce conflit qui en manque cruellement.

«Je suis russe», m'a-t-elle dit en baissant les yeux. «Ce n'est pas de votre faute», ai-je répondu. Et cela ne changera pas mon regard sur la vendeuse de mon petit magasin: elle est toujours très sympathique.