Iegor Gran, écrivain «La Russie a muté en zombieland»

nt, ats

2.9.2022 - 09:46

Invité du Livre sur les quais à Morges (VD), l'écrivain français d'origine russe Iegor Gran décrypte non sans humour la responsabilité du peuple russe dans la guerre en Ukraine. Dans son dernier livre «Z comme Zombie», il dénonce aussi la faiblesse d'un Occident qui n'a cessé de faire les yeux doux à la Russie. Seule une victoire écrasante de l'Ukraine permettra une normalisation, estime-t-il.

Des cadets russes participent à la cérémonie solennelle d'initiation des étudiants de première année de l'École de musique militaire de Moscou aux Suvorovites devant la cathédrale du Christ Sauveur à Moscou, Russie, le 1er septembre 2022.
Des cadets russes participent à la cérémonie solennelle d'initiation des étudiants de première année de l'École de musique militaire de Moscou aux Suvorovites devant la cathédrale du Christ Sauveur à Moscou, Russie, le 1er septembre 2022.
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Keystone-SDA, nt, ats

La mutation de la Russie en un «zombieland» toxique est ce qui a rendu la guerre possible, raconte Iegor Gran, auteur d'une vingtaine d'ouvrages et fils de l'écrivain dissident Andrei Siniavski. Il en débattra samedi avec la journaliste française Anne Nivat.

«Mon livre cherche à faire preuve de réalisme envers les Russes», a expliqué le romancier lors d'un entretien avec Keystone-ATS. «Il est facile de dire que Poutine est responsable de la guerre. La question que je pose est 'pourquoi le peuple soutient-il l'invasion et quelle est sa responsabilité, au-delà de celle de ses dirigeants'».

Croire des sornettes

Certes, la télévision poutinienne lave les cerveaux du matin jusqu'au soir, dispensant plusieurs heures de fakes news sur la nazification de l'Ukraine. Et «le zombie avale tout et en redemande», décrit Iegor Gran. «Il préfère croire des sornettes plutôt que son fils en danger de mort».

A l'instar de ce prisonnier russe qui contacte sa famille et raconte, en pleurant, qu’il n’a pas trouvé de nazis en cette Ukraine qu’il est venu «dénazifier». Réponse de sa mère-zombie: «Arrête, Sergueï, je vois bien que les nazis t’ont reformaté».

Carnage approuvé

«La plupart des zombies sont des gens bien. Mais dites un mot contre la guerre en Ukraine, osez une moue sur Poutine, le zombie se fige, la gueule ouverte, la mâchoire crispée. Il n'y a plus d'amitié qui tienne, plus de famille...». Les réseaux sociaux débordent d'ailleurs d'histoires où des disputes familiales traumatisantes débouchent sur des ruptures.

Le zombie n'hésite par ailleurs pas à envoyer son propre fils à l'abattoir. Lors de la guerre en Afghanistan, des comités de mères de soldats agressaient le pouvoir, lui demandaient des comptes, rappelle l'auteur.

Là aucune envie d'arrêter ce carnage ne se manifeste, quand bien même le nombre de morts et blessés graves (estimé à 80'000 en six mois par les services secrets britanniques) est bien plus élevé. «Au contraire: on trouve un peu partout des mamans exaltées et des pères lobotomisés, qui sont très fiers de la mort de leurs enfants pour une cause qui n'existe pas», s'effare l'écrivain.

Automutilation du cerveau

Pourtant, contrairement à l'ère soviétique, il est facile de trouver des sources d'informations alternatives, occidentales ou dissidentes. Quelque 49 millions de Russes se connectent quotidiennement à Youtube, observe le romancier. On y trouve aussi bien des analyses de dissidents que les discours de Zelensky ou des reportages glaçants sur la guerre.

Sauf que les Russes ne vont pas chercher ces informations: «Ils veulent laver un certain nombre d'affronts et continuer à vivre dans une fiction», constate Iegor Gran décrivant un «phénomène étonnant d'automutilation du cerveau».

Depuis un siècle, le peuple a d'abord vécu dans une fiction projetée vers «l'avenir radieux», le communisme. Aujourd'hui, il s'est tourné vers le passé, n'en retenant que la grandeur et oubliant les erreurs de ses despotes pour mieux les aduler.

La population reste d'ailleurs persuadée que l'Ukraine n'existe pas. Elle considère qu'il est naturel que les pays limitrophes se soumettent et intolérable qu'ils s'émancipent.

Epidémie de Z

L'auteur se penche également sur fameux Z, devenu le «symbole malfaisant de l'opération militaire» (zapad en russe signifie l'ouest et décrit l'un des deux grands corps d'armée). Il est étonnant à plus d'un titre, souligne Iegor Gran. Cette lettre latine et non cyrillique (!), est devenue une obsession en Russie.

La population russe a commencé à voir des Z partout dans le ciel comme autant de bons présages, illustre-t-il; on verse la sauce sur les macaronis en forme de Z, des femmes tracent un Z sur la purée servie à leurs enfants; des joueurs de hockey se sont Z-alignés avant un match, narre-t-il.

Occident bisounours

S'il ne se montre pas tendre avec les zombies russes, l'écrivain se dit persuadé que la faiblesse de l'Occident à l'égard de Poutine a provoqué la guerre en Ukraine. Dès 2006, Poutine a joué au voyou (...) et l'Occident a tout gobé, au nom du commerce, du plaisir de croire que la Russie allait devenir compatible avec l'Europe.

«L'erreur des hommes politiques est d'avoir peint la Russie en rose, de ne pas avoir vu ses provocations évidentes»: assassinats et empoisonnements d'espions russes sur sol britannique, annexions de territoires en Géorgie, Ukraine et Crimée ou encore influence dans la guerre en Syrie.

Victoire inconditionnelle

Pour les Russes, «l'idéologie de la tolérance, du bisounours, portée par l'Occident est une faiblesse». La condition nécessaire et indispensable à une normalisation, c'est la victoire inconditionnelle de l'Ukraine et l'anéantissement de la force militaire russe. Le cas échéant, une guerre «de gangrène» va se poursuivre, affirme-t-il.

Iegor Gran est arrivé en France à l'âge de dix ans, en 1973. Auteur de plusieurs livres remarqués, il obtient en 2003 le Grand Prix de l'humour noir pour «ONG!». Plus récemment, «Les Services compétents» racontent avec malice et humour la traque de son père par le KGB dans les années 60.