A flux tenduLes magistrats du tribunal de Strasbourg croulent sous les dossiers
ATS
15.12.2021 - 09:26
Keystone-SDA
15.12.2021, 09:26
15.12.2021, 10:05
ATS
Ils font figure de bons élèves du système judiciaire français, avec des affaires rondement menées au civil comme au pénal. Mais les magistrats du tribunal de Strasbourg lancent un cri d'alarme, épuisés par le rythme infernal.
«Ici, la vitrine est parfaite, mais les collègues sont éreintés, on est tellement à flux tendus...», témoigne une juge. Depuis une tribune en forme de cri d'alerte signée par 80% des magistrats, les langues se sont déliées. Une sorte de #Metoo de la magistrature dans un monde où le devoir de réserve n'est pourtant pas un vain mot.
«On a de bons délais à Strasbourg», avec des divorces réglés en deux mois et des affaires jugées dans des délais similaires en correctionnelle, «mais on travaille le soir, le week-end, pendant les vacances», explique cette magistrate.
Le jour-même, elle a «siégé de 8h30 à 17 heures» avec des suspensions «pour délibérer», mais sans prendre le temps de déjeuner, hormis «deux petits gâteaux» et sans même pouvoir «passer aux toilettes».
«Mon mari m'appelle l'OS, je suis un ouvrier spécialisé, si on rapporte ma rémunération au nombre d'heures, je gagne comme un OS», ironise-t-elle. «Pour mes vacances à Noël, je prévois de rédiger onze décisions».
«Gestionnaire de flux»
Avec seulement trois postes de magistrats non pourvus sur 87, «on n'a pas à se plaindre par rapport à d'autres juridictions», reconnaît une autre juge. «Mais il faut s'interroger, 87 magistrats, c'est suffisant pour absorber la masse à laquelle nous sommes confrontés?». Auprès de ses pairs, la réponse est invariablement la même: non.
A tel point que lorsqu'une collègue attend un enfant, «on hésite à lui dire 'félicitations' parce qu'on se demande comment on va la remplacer», confie une magistrate.
«Vendredi, on a une collègue qui doit assurer la présidence d'une correctionnelle qui sera en arrêt maladie», poursuit cette juge spécialisée. «On ne sait pas qui sera le malheureux qui devra préparer les 20 dossiers», soit une journée de travail. «Il y a eu des appels pour la remplacer, mais il n'y a pas de volontaire, tout le monde est déjà au taquet».
«Je ne sais pas ce que c'est que de préparer une audience dans la sérénité», abonde un membre du parquet. Les assises demeurent «le dernier endroit où l'on arrive à prendre du temps» parce qu'au bout, «il y a 20 ans de prison encourus ou perpétuité».
Chargé de classer sans suite ou d'engager des poursuites selon les dizaines de dossiers que lui adresse quotidiennement la police, il «s'auto-censure pour ne pas envoyer trop de dossiers en audience», afin de maintenir des délais d'audiencement raisonnables. Mais «ça se fait au mépris de la réponse pénale», concède-t-il.
«Si on me demande ma profession, je peux dire, gestionnaire de flux», constate ce magistrat qui a le sentiment de «perdre sa crédibilité» face au mineur délinquant multirécidiviste ou au porteur d'un bracelet électronique qui multiplie les écarts sans être sanctionné.
Le «parquetier» rappelle les chiffres: «en moyenne en Europe, les procureurs sont 12,1 pour 100'000 habitants, contre 3 en France. On devrait être 76 à Strasbourg et nous sommes 20».
«Injonctions contradictoires»
Une magistrate avance d'autres chiffres: «On a vingt dossiers pour une audience de 7 heures, ça fait 20 minutes par dossier, il faut entendre le prévenu, la victime, leurs avocats, le procureur, le président, soit trois minutes et demi par personne, c'est largement insuffisant», constate-t-elle.
Avec le sentiment d'être soumise à «des injonctions contradictoires»: «on considère que la justice n'est pas assez sévère» mais «on ne demande qu'une chose au juge d'application des peines, faire sortir des gens de prison, parce que ça coûte cher et qu'il faut prévenir la récidive».
L'avalanche de réformes pèse aussi sur la profession. «Toutes ces lois de simplification sont des lois qui complexifient les choses», assure-t-elle. «On n'est pas formés, alors on discute entre nous, c'est artisanal», souligne un confrère tandis que ni la procureure de Strasbourg ni le président du tribunal, interrogés par l'AFP, n'ont souhaité s'exprimer.
«L'équilibre vie professionnelle-vie personnelle n'existe pas», constate une jeune magistrate. «Il a fallu que j'arrive à un burn-out dans mon premier poste pour parvenir à poser une limite et me dire: ce n'est pas moi le problème, c'est le système».