«Les morts ne cessent d'arriver» Au Mexique, les morgues débordées par la violence

ATS

1.12.2022 - 08:35

Des milliers d'ossements s'entassent dans une salle exiguë sans fenêtre ni air conditionné. Des experts en médecine légale s'activent avec les moyens du bord pour identifier des restes humains, submergés par la violence liée au trafic de drogue, le mal lancinant du Mexique.

Alfonso Ramírez, coordinateur du service médico-légal de Chilpancingo, montre des tombes au cimetière de la morgue du service à Chilpancingo, dans l'État de Guerrero, au Mexique, le 6 septembre 2022.
Alfonso Ramírez, coordinateur du service médico-légal de Chilpancingo, montre des tombes au cimetière de la morgue du service à Chilpancingo, dans l'État de Guerrero, au Mexique, le 6 septembre 2022.
CLAUDIO CRUZ / AFP

Keystone-SDA

Le pays compte 108'000 disparus et 52'000 corps non identifiés. «Les morts n'arrêtent pas d'arriver et les personnes continuent de disparaître», soupire Nuvia Maestro, 36 ans, anthropologue à l'institut médico-légal (INCIFO) de Mexico.

«Nous sommes très fatigués», ajoute la jeune femme. «On dirait que cela ne va jamais finir». Avec ses collègues anthropologues, elle a acheté de sa poche des plaques chauffantes à induction. Pour la pause-café? Pas du tout: pour faire bouillir des restes humains et séparer les tissus organiques des ossements, ce qui permet de déterminer l'âge des défunts.

Les criminels «savent quelles sont les parties du corps que nous privilégions [pour l'identification des cadavres, comme les hanches et la pulpe des doigts, ndlr] et ils les détruisent. C'est terrible!», détaille-t-elle.

Guerre des gangs

La plupart des personnes disparues ces dernières années sont victimes de la guerre entre membres du crime organisé, à commencer par les cartels de drogue, d'après le gouvernement. Des gangs font disparaître les corps: pas de preuves, pas de délit.

A 275 km de Mexico, dans la capitale du Guerrero, Chilpancingo, une employée jette un oeil sur une feuille manuscrite qui répertorie le flot continu de l'arrivée des restes humains. Elle hausse les épaules à la question de savoir pourquoi cette procédure n'est pas informatisée, faute de moyens.

Les employés allument des bâtons d'encens dont les effluves ne parviennent pas à dissiper l'odeur des corps en putréfaction. Débordés, harassés, éprouvés, les experts médico-légaux se heurtent à l'impatience des familles qui veulent commencer leur deuil, à défaut de trouver une preuve de vie de leur proche disparu.

«Les enquêtes pour recouper [les échantillons d'ADN, ndlr] peuvent prendre des mois. Pendant ce temps, les corps se trouvent dans nos réfrigérateurs. Les familles viennent et disent: 'Ils ne veulent pas nous les rendre'. Cela génère de la frustration», soupire le coordinateur de la morgue de Chilpancingo, Alfonso Ramirez.

«52'000 non identifiés»

«Bien des gens pensent que l'on ne fait rien, mais on travaille dur», reprend René Andraca, de la morgue d'Acapulco, la célèbre station balnéaire du Guerrero.

Dans l'Etat du Jalisco (nord), Guadalupe Camarena, 62 ans, vit dans l'espoir de retrouver au moins les restes de ses cinq enfants disparus. Employée de maison, cette femme a perdu la trace de sa fille Lucero depuis le 6 juin 2016, disparue en prenant en taxi à Guadalajara, la seconde ville du pays.

Le 19 décembre 2019, elle a également perdu la trace de ses quatre fils. La mère éplorée visite chaque semaine la morgue de Guadalajara pour examiner, pendant des heures, des photographies de morts, une routine qu'elle surmonte en prenant des antidépresseurs.

D'après le comité contre les disparitions forcées de l'ONU, le Mexique aurait besoin, dans les conditions actuelles, de 120 ans pour tous les identifier.

«L'Etat mexicain, lamentablement, et les Etats [qui composent le pays] en particulier, n'ont pas les capacités institutionnelles pour faire face au retard de plus de 52'000 corps toujours non identifiés», a reconnu à la fin octobre le sous-secrétaire aux droits de l'homme Alejandro Encinas.

Centres d'identification

Les effectifs ont, certes, augmenté de 4% entre 2019 en 2020 (10'119 employés), selon l'institut national de statistiques (INEGI) et le budget de la médecine légale est passé de 110 millions de dollars à 2015 à 122 en 2022, mais, pendant la même période, la moyenne des homicides est passée de 17,16 à 28,3 pour 100'000 personnes (35'625 au total en 2021).

Le gouvernement tente d'apporter des réponses avec la création de deux centres d'identification et de quatre centres de conservation provisoire. Il entend également développer un laboratoire de génétique que les Etats-Unis soutiendront à hauteur de quatre millions de dollars.

Et le parquet doit encore créer une banque des données de médecine légale prévue dans une loi sur les personnes disparues.

En attendant, à Mexico, Nuvia Maestro archive des petits morceaux d'os dans des enveloppes. Maigre victoire sur l'oubli.