Il y a 20 ans«L'incendie du Gothard? Une situation de crématorium»
Paolo Beretta
24.10.2021
Pionnier de la médecine d'urgence et de catastrophe en Suisse et au Tessin, il a été, il y a 20 ans, parmi les premiers médecins sur place pour l’incendie dans le tunnel du Gothard, qui a coûté la vie à 11 personnes. Le docteur Beppe Savary-Borioli raconte comment les opérations de sauvetage ont été organisées ce 24 octobre, explique pourquoi un incendie dans un tunnel est la situation la plus dangereuse et comment y faire face.
Paolo Beretta
24.10.2021, 07:00
Paolo Beretta
Dr Savary vous vous souvenez où vous étiez lorsque l'accident du Gothard s'est produit ?
Je m'en souviens très bien. À l'époque, entre autres, j'étais directeur médical du Corce Verde à Lugano (service d’ambulance ndr.) et avec quelques collègues je visitais le centre d'information du chantier de AlpTransit à Pollegio. En sortant du bâtiment, nous avons vu une colonne de fumée s'élever au-dessus d'Airolo. Nous avons immédiatement appelé pour obtenir des informations. Réponse : « Un incendie dans le Gothard ». Nous sommes partis instantanément avec les feux bleus et en quelques minutes nous étions sur place. Une rapidité d'intervention incroyable.
Quelle a été la première réaction ?
J'étais l'un des premiers médecins là-bas. Nous sommes allés au centre des opérations pour obtenir les dernières informations. Les pompiers, équipés pour combattre les flammes, la chaleur et la fumée, s'apprêtaient à pénétrer dans le tunnel. Avec le Dr Michele Bonato, directeur médical de Tre Valli Soccorso (service d’ambulance ndr.), je suis entré dans le tunnel de secours pour faire une inspection.
Qu'est-ce que vous avez vu?
Pour avoir une idée plus concrète de la situation, nous avons un peu ouvert une des portes latérales. À cause de la fumée nous n'avons pas pu beaucoup l'ouvrir mais le peu que nous avons pu voir a confirmé les premières hypothèses : en tant que secouristes, nous ne pourrions pas entrer et qu'il n'y avait plus rien à faire pour les personnes restées dans le tunnel.
Pourquoi cette certitude dès le départ ?
J'ai travaillé sur plusieurs incendies mais jamais avec autant de victimes et pas dans un environnement aussi fermé. Je vais utiliser des mots forts pour décrire la scène : c'était une situation de crématorium en raison de l'intensité de la chaleur, surtout pour ceux qui se sont trouvés près du camion en flammes. Ensuite, il y avait beaucoup de fumée. Impossible de survivre à l'intérieur du tunnel dans ces conditions.
Des images fortes, dont vous vous se souvenez encore aujourd'hui...
Oui, l’image qui me reste l plus à l'esprit est celle des tas de cendres, la seule chose qui restait des gens qui n'avaient pas réussi à se sauver.
Le docteur Beppe Savary-Borioli, né en 1952, est l’un des pères de la médecine d'urgence et de catastrophe en Suisse et au Tessin. Après des études de médecine à Zurich qui se terminent en 1978, sa formation en urgence le conduit aux États-Unis, au Canada, en France, en Autriche, en Allemagne, en Italie e t puis encore en Suisse. En 1981, il est interniste à La Carità de Locarno. Il déménage dans la Val Onsernone où il sera le médecin de référence de la population et du Centre social d'Onsernone pendant près de 40 ans. Au cours de sa carrière, il a occupé divers postes de direction, notamment directeur médical de la Croce Verde de Lugano (service d’ambulances), directeur médical du SALVA, (service d'ambulance Locarno et Valli). président du conseil des directeurs médicaux de la FCTSA, la fédération des services d'ambulances (et de la base Rega) du canton du Tessin ainsi que directeur médical du Secours alpin dans la zone 9 (TI/GR it.). Il a également été pendant plusieurs années le docteur officiel du Locarno Film festival. Il détient le record tessinois des actes de décès portant sa signature. Ils n'ont jamais été officiellement recensés mais sont estimés à au moins à 2 000. Dans le secteur de la médecine d'urgence, où il a introduit le concept de pré-triage des patients au niveau national, perfectionnant le concept international de triage, et où il enseigne encore, certaines de ses phrases sont célèbres, notamment : «En médecine d'urgence, les choses importantes sont simples et les choses simples sont importantes», «Notre médicament le plus important est celui dans les plus gros flacons: c'est l'oxygène» et «En médecine d'urgence, le travail d'équipe est vital».
Pendant la journée, certains médias ont émis l'hypothèse d'un bilan très lourd. Ils ont même parlé de 90 morts.
Nous avions vu relativement peu de carcasses de véhicules, nous savions donc que les chiffres de la presse n'étaient pas réalistes. Nous avions estimé au plus 15 morts. Le bilan officiel, dressé deux jours plus tard, est de 11 morts. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, les gens ne sont pas brûlés vifs par les flammes mais asphyxiés par la fumée. C'est souvent le cas lors d'incendies.
Pouquoi?
Parce que la combustion produit des gaz très nocifs, en particulier le monoxyde de carbone, le CO et les gaz de cyanure, les CN. On donne beaucoup d'oxygène pour traiter une personne qui a inhalé du CO. Pour l'intoxication au CN, en revanche, la situation est plus compliquée car elle se fixe sur les mitochondries et bloque la respiration cellulaire. Pour le combattre, nous avons besoin de Cyanokit, un antidote très coûteux disponible en quantité limitée.
Qu'avez-vous décidé de faire ?
Dans toute intervention d'urgence, un incendie est le pire scénario possible. Parce que vous avez affaire à une situation dans laquelle vous avez ce qu'on appelle en français «les quatre B» : «Les brulés, les blessés, les blastés et les bouleversés», c'est-à-dire que vous avez des personnes brûlées, des personnes blessés, des autres blessés par des explosions et des personnes touchées par les effets du manque d’oxygène et de la présence des gas toxiques. Compte tenu du scénario dans lequel nous nous sommes retrouvés, nous avons préparé un PMA, un poste médicalisé avancé, avec des bouteilles d'oxygène et des équipements pour mesurer l'intoxication au monoxyde de carbone. Nous pouvions potentiellement avoir à faire avec des personnes ayant inhalé de la fumée.
Était-ce le cas ? Combien de patients avez-vous eu ?
Une vingtaine de personnes ont réussi à se sauver en marchant le long du tunnel de secours. Aucun d'entre eux n'a eu besoin d'une intervention médicale urgente. Le seul patient qu’on a dû vraiment soigner, c’était un sapeur-pompier uranais intoxiqué car il ne s’était pas équipé. Pour les autres, les survivants, nous avons organisé une distribution de nourriture et de boissons. Ils se sont parlés, car ils avaient besoin de se défouler. Compte tenu des différentes nationalités et langues, nous avons agi aussi comme interprètes, créant ainsi ce que nous appelons en français une « communauté de rescapés ».
Pouvez-vous nous expliquer ce que c'est ?
Grâce aux cours de médecine des catastrophes en France, je savais qu'il faut toujours très bien soigner les survivants. Vous ne pouvez pas simplement dire : « Vous n'êtes pas physiquement blessé, alors vous pouvez partir » parce que ce n'est pas le cas. La personne vient de vivre une expérience traumatisante. Il est donc important de l'écouter.
Qu'avez-vous fait concrètement ?
Nous les avons aidés à contacter famille et amis, ainsi que, pour certains, à organiser la suite du voyage. Nous sommes restés disponibles pour toute éventualité. Nous nous sommes assurés de les laisser interagir les uns avec les autres, qu'ils se sentent en sécurité. Nous les laissions partager leur expérience. Cela évite l'émergence de sentiments de culpabilité dans lesquels on se demande, par exemple, typiquement : «Mais pourquoi suis-je vivant et pas l'autre ?». Finalement, nous les avons tous conduits à l'hôpital San Giovanni de Bellinzona pour un dernier contrôle.
Donc vous avez fait un débriefing avec eux ?
Non. Le terme correct est «defusing», désamorçage. Le débriefing c'est autre chose, c'est une pratique plus structurée qui intervient plus tard. Il y a un certain décalage temporel avec l'événement. J'ai suivi une formation spécifique pour être débriefer. Il y a deux parties fondamentales dans un débriefing : la première consiste à faire raconter en détail ce qui a été capté avec les sens. La seconde est de se demander comment nous avons agi et quels effets nos actions et nos perceptions ont eu sur nous. Ainsi se dégagent les états d'âme, ainsi que, par exemple, le sentiment d'impuissance face à certains événements. À la fin, on demande à la personne si elle peut mettre une pierre sur ce qui s'est passé. Ou s'il y a un besoin pour un autre soutien. Le débriefing n'est jamais imposé, c'est une offre.
Alors qu'est-ce que le defusing, le désamorçage ?
Le désamorçage a lieu immédiatement après l'événement auquel on a participé ou dans on a été impliqué. Pour faire simple, un exemple de désamorçage pour les pompiers est aller boire une bière tous ensemble après une intervention. On se raconte ce qui s'est passé, tout comme on fait les survivants du Gothard dans notre centre médical avancé.
Vous souvenez-vous d'histoires particulières de ceux qui ont survécus?
Oui de deux témoignages. Celui d'un couple et celui d'un homme. Le couple a dit que l'un d'eux voulait retourner pour trouver le chien. Mais l'autre, disant que c'était inutile car l'animal se serait sauvé seul, l'a convaincu de fuir. La pensée que le chien s'en tirerait seul lui a sauvé la vie. S'il y avait eu quelques instants d’hésitation, ils n'auraient probablement pas réussi à se sauver. Peu de temps après, je me suis souvenu que parmi les tas de cendres j'en avais vu un plus petit que les autres. Alors j'ai réalisé que le chien n'y était pas parvenu.
Et la deuxième histoire ?
C'est celui d'un monsieur qui m'a raconté comment il a réussi à se sauver. Comme la fumée était très dense et qu'il ne pouvait rien voir, il a commencé à ramper. Lorsqu'il s'est approché d'une porte de sécurité, il s'est levé. Il a essayé de l'ouvrir mais n'a pas réussi tout de suite. C'était très difficile car les portes sont sous pression positive. Cependant, il a compris que, même épuisé, il devait pouvoir l'ouvrir pour se sauver. Heureusement, il a réussi.
Dans ces situations, se sauver est vraiment une question de moments.
L'histoire de ce monsieur est un excellent enseignement de ce qu'il faut faire quand on est dans un feu : ne pas marcher mais ramper, éventuellement sous la fumée, qui est un peu plus haute car plus chaude. Un exemple historique pour comprendre est l'accident de Kaprun en Autriche en 2000. Le funiculaire a pris feu dans le tunnel. Peu ont réussi à se sauver. Seuls ceux qui ont eu le courage de descendre contre la fumée qui montait. À un certain point, vous dépassez le point où il y a le feu et la fumée a disparait. Si vous montez, vous restez dans la fumée.
Une chose m'a frappé dans ce que le survivant vous a raconté. Une chose à laquelle peut-être, même si anodine, on ne pense pas : avec de la fumée, même avec beaucoup d'éclairage, la visibilité se réduit beaucoup et rapidement.
Oui c'est vrai. Ensuite, il faut penser qu'il y a 20 ans, les sorties de secours n'étaient pas aussi bien éclairées et signalées qu'aujourd'hui. J'ai l'habitude, dans n'importe quel tunnel où j'entre, de regarder où se trouve la prochaine sortie de secours. Il peut être vital de savoir. C'était le cas pour l'homme qui s’est sauvé en rampant. Il m'a dit qu'il savait qu'il n'était pas loin d'une issue de secours. S'il avait rampé dans une autre direction, il serait mort. Aujourd'hui, nous avons également des téléphones portables qui peuvent être utiles avec la lumière qu'ils produisent. Ce sont de petites choses mais elles peuvent vous sauver. De plus, principe fondamental, lorsqu'il y a un incendie, il ne faut penser qu'à s'enfuir, se mettre à l'abri dans les tunnels de sécurité et ne pas se soucier de récupérer des objets.
En matière de médecine d'urgence, que vous a appris l'incendie du Gothard?
L'événement nous a permis de confirmer que notre dispositif d'intervention conçu pour les sinistres majeurs était adapté. Par exemple, plusieurs hélicoptères sont arrivés sur place en très peu de temps. Mais heureusement, nous n'en avons pas eu besoin car il n'y avait pas de patients.
Ce 24 octobre 2001 a été une très longue journée pour vous, car une fois les survivants transférés à Bellinzone, vous avez dû vous occuper d'une autre tâche.
Oui, grâce à ma formation en France, je savais que l'aspect communication était aussi très important. Il y a 20 ans, il n'y avait pas de services de renseignement des forces d'intervention organisés comme aujourd'hui. Ce fut un événement d'importance européenne, peut-être le premier grand accident au Tessin dans l'époque moderne. En effet, en quelques heures, caméras journalistes et antennes satellite ont poussé comme des champignons à Airolo. Ils venaient de tous les coins de l'Europe. Les médias américains avaient également envoyé leurs correspondants.
Cependant, vous n’étiez pas le seul à passer devant les micros.
Mon collègue Fabio Fransioli, qui était le médecin d'Airolo, est resté avec moi. Nous nous sommes partagé les tâches. Nous avons dû expliquer ce qui s'était passé et ce que nous avions fait en tant que sauveteurs. Nous savions que dans les jours suivants l'attention des médias se déplacerait vers d'autres aspects et que nous n'aurions plus à passer devant les caméras. Pour les compétences linguistiques, j'ai surtout traité avec les médias germanophones et ceux où l'anglais devait être parlé, comme CNN ou la BBC. J'ai alors demandé à Fabio Pedrina, alors conseiller national et président de l'initiative des Alpes, de nous aider avec les journalistes belges, car le tunnel était aussi important pour Bruxelles.
Vous avez récemment pris votre retraite mais vous montrez toujours beaucoup de passion pour la médecine d'urgence. Où est-elle née ?
Aujourd'hui je me rends utile par exemple au centre de vaccination de Giubiasco. Cette passion ? En fait, j'ai fait de la médecine d'urgence avant même qu'elle n'existe officiellement. Lors des internats en chirurgie, j'ai réalisé que les patients les plus graves on aurait dû les aller les chercher sur le lieu de l'accident, pas attendre leur arrivée.
C’est-à-dire ?
À l'époque, je parle des années 80, le 144 n’existait pas. Les gens qui en avaient besoin appelaient l'hôpital. On recevait des appels tels que : «Venez, il y a eu un accident sur l'autoroute et une personne ne va pas bien». Puis la voiture à litière conduite par le jardinier partit, accompagnée du bricoleur, qui, à l'hôpital de Rorschach, s'appelait Schlachter (boucher en allemand). Avec un collègue devenu gynécologue par la suite, nous avons décidé de les accompagner à quelques reprises. Peu de temps après, ce sont eux qui nous demandaient de les accompagner.
Donc le concept de médecins urgentistes n'existait toujours pas ?
J'ai été l’un des premiers en Suisse à participer à un cours pilote pour médecins urgentistes. À l'époque, il n'y avait rien d'autre. J'ai ensuite complété mes études en France par l'obtention d'un diplôme universitaire en « Médecine de catastrophe ». Et comme nous l'avons vu avec l'événement le plus catastrophique qui s'est produit au Tessin il y a 20 ans, les compétences acquises grâce à cette formation et à d'autres cours ont été très utiles