Forums libres Quand les prostituées sont notées par leurs clients

Par Anna Kappeler

2.5.2019

Une prostituée attend des clients dans sa chambre, dans une maison close. (Image symbole)
Une prostituée attend des clients dans sa chambre, dans une maison close. (Image symbole)
Keystone

Après un rapport sexuel, se connecter sur son ordinateur et rédiger une évaluation de la prostituée que l’on vient de rencontrer est une pratique tout à fait normale sur des forums libres, en Suisse également. Une ancienne travailleuse du sexe fait part à «Bluewin» de ce qu’elle en pense.

En quelques clics, on peut presque tout trouver sur le Net: le plus raffiné des restaurants, la plus extraordinaire des locations de vacances. Ou même son prochain orgasme. Et on peut même évaluer ensuite les services des prostituées. Cela se présente par exemple sous cette forme sur des forums libres tels que Lusthaus.cc: «D’ailleurs, elle ne fume pas et a donc bien meilleur goût», écrit un utilisateur nommé «Ketchup». Il juge une fille nommée «Lucie», «une jolie petite minette», et ainsi de suite… On n’a pas forcément envie d’écrire la suite. L’entrée dans l’établissement coûte 90 francs, auxquels s’ajoutent 120 francs supplémentaires par demi-heure avec une fille dans une chambre.

Ce post est explicite. Et puisqu’il fait référence au «Globe» de Schwerzenbach (canton de Zurich), il est possible de tirer des conclusions sur l’identité de la fille. Parfois, une photo de la fille est même mise en ligne.

«La protection de la personnalité est négligée»

L’organisation de conseils aux femmes Flora Dora, une institution de la ville de Zurich, connaît bien ces forums. «Nous savons qu’il existe ce qu’on appelle des forums libres et nous les suivons de manière sporadique», explique à «Bluewin» Ursula Kocher, directrice de Flora Dora. Pour la ville de Zurich, on peut prendre l’exemple du «Strichplatz», un établissement du quartier d’Altstetten. Ursula Kocher confirme que dans le forum en question, «il serait possible de comprendre à l’aide de la description qui sont ces filles». Le problème est le suivant: «La protection de la personnalité des filles est de ce fait négligée et mise en danger.»

Mais qu’est-ce que de telles évaluations déclenchent chez les filles elles-mêmes? Brigitte Obrist fait partie de celles qui doivent le savoir. «Je n’aime pas du tout ces forums libres», confie à «Bluewin» cette ancienne prostituée, qui a dirigé son propre salon et qui s’est fait connaître à travers le pays en tant que figure de proue de la lutte contre le sida. Néanmoins, elle estime «qu’en tant que fille de joie, il faut savoir composer avec cela. Les évaluations font partie du commerce du sexe.»

En effet, les clients ne font pas preuve de retenue dans leurs évaluations. «N***er en bonne et due forme sa jolie favorite en plein milieu du club, c’est très bon pour l’estime de soi…», écrit par exemple l’utilisateur «Geniesser 2525». Mais les évaluations ne sont pas toujours positives. Dans un post, l’utilisateur «Zungenschlag» se plaint par exemple de «[…] filles la plupart du temps froides et faussement sympa». Selon lui, il a fallu trop de temps pour obtenir «enfin quelque chose qui vaille le coup».

L’utilisateur «Mont Blanc» se plaint d’une fille dans la région de Berne: «Elle est beaucoup plus âgée que sur les photos et a pris beaucoup de poids.» 

«Ces clients sont misogynes»

Pour Brigitte Obrist, l’ancienne propriétaire de salon, les choses sont claires: en tant que travailleuse du sexe, elle ne veut pas de ce genre de clients. «Ils me rappellent les trolls sur les réseaux sociaux. C’est un mal. Ils sont misogynes, affirme-t-elle. Mais heureusement, ils forment l’exception.» Malheureusement, toutefois, on ne peut faire grand chose contre ces individus, concède-t-elle: «Premièrement, le droit à la liberté d’expression prévaut. Deuxièmement, il est presque impossible de remonter jusqu’à ces clients en raison de leur anonymat sur les forums», explique Brigitte Obrist.

Les membres de l’organisation de conseils aux femmes Flora Dora le savent également et, de ce fait, n’interviennent quasiment pas. «Nous choisissons de ne pas répondre aux commentaires, même misogynes», détaille Ursula Kocher. Pour quelle raison? «A mon avis, de tels commentaires moralisateurs de notre part pourraient provoquer un mécontentement parmi les clients.» Le centre de conseil n’intervient que si quelqu’un appelle à la violence. «Heureusement, cela n’est encore jamais arrivé.»

Pour Brigitte Obrist, l’ancienne travailleuse du sexe, les notes données par les prétendants sont à double tranchant: «D’une part, ils n’ont guère d’influence réelle sur le marché. Les évaluations sont subjectives et un client régulier ne se laissera guère dissuader par une mauvaise évaluation.» Mais d’autre part, ces notes peuvent contribuer à un harcèlement ciblé à l’encontre de filles en particulier ou de salons, explique-t-elle. «Certaines filles peuvent demander à leurs habitués d’écrire une mauvaise évaluation à propos d’une autre fille.» Brigitte Obrist explique en effet avoir entendu des filles affirmer qu’elles trouvaient ces contenus sur les forums tout sauf excellents.

Interrogée sur les conséquences des forums libres sur les travailleuses du sexe, Ursula Kocher de Flora Dora explique que «les travailleuses du sexe connues de [leurs] services ne vont pas sur les forums libres.» Par conséquent, elles ne savent pas qu’elles sont évaluées, selon elle. Ursula Kocher se veut somme toute réaliste: «La prostitution est un segment très concurrentiel. Il est régi par l’offre et la demande. L’industrie du sexe est un milieu toujours évalué.» En effet, en plus de faire le trottoir, beaucoup de filles proposent «très souvent [leurs services] sur des plateformes en ligne», poursuit-elle.

Des étoiles remplacées par des pénis

Brigitte Obrist confirme que les filles font leur publicité sur plusieurs canaux. Lorsqu’elle était prostituée dans les années 1980, Internet n’avait guère de rôle à jouer, mais certains magazines proposaient déjà des annonces dans lesquelles les clients évaluaient des filles. Comme pour une critique de film, il y avait des notes, raconte-t-elle. «A la différence que les étoiles étaient remplacées par des pénis.» Bien évidemment, entre elles, il était question de savoir quelle publicité était alors la meilleure, explique-t-elle.

Sur les forums libres, on évalue non seulement les filles, mais également les clubs. Un peu comme sur TripAdvisor, à ceci près qu’à la place d’un environnement adapté aux enfants, d’autres critères sont déterminants: un utilisateur salue par exemple les «installations sanitaires qui [lui] ont laissé une impression d’hygiène impeccable». Un autre client, en revanche, n’apprécie pas de devoir tout d’abord courir à travers un couloir pour pouvoir prendre une douche une fois l’acte terminé. Des douches qu’il juge par ailleurs vétustes, tout comme les tapis. 

Que faire contre les faux profils?

Dans le même temps, certains commentaires sur les forums libres sont écrits avec un soin manifeste et ne contiennent aucune faute d’orthographe ou de frappe. Néanmoins, s’agit-il encore de commentaires libres? Ou de contributions payées à caractère publicitaire? Par ailleurs, que faire contre les faux profils? C’est la question que «Bluewin» a posée aux gérants du forum «Lusthaus»; celle-ci est toutefois restée sans réponse.

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