Sarah Marquis«Soudain je comprends ce qui se passe: elles m'ont kidnappée»
Valérie Passello
25.11.2022
Dans son livre «15 histoires d'expédition inédites qui ont changé ma vie», paru chez Michel Lafon, Sarah Marquis dresse un inventaire des leçons que la vie a mises sur son chemin, en espérant qu'elles seront utiles à tout un chacun. Avec sa plume, l'aventurière nous prend par la main et nous emmène dans la nature, sa nature. Rencontre.
Sarah Marquis, exploratrice: «Soudain je comprends ce qui se passe: elles m'ont kidnappée»
La Suissesse qui a gagné ses galons d'exploratrice du National Geographic en s'aventurant seule dans les recoins les plus sauvages de la planète nous parle de son nouveau livre: «15 histoires d'expédition inédites qui ont changé ma vie».
25.11.2022
Valérie Passello
25.11.2022, 11:07
25.11.2022, 11:10
Valérie Passello
À son arrivée dans le hall de l'hôtel lausannois où nous avons rendez-vous, le large sourire de Sarah Marquis s'impose immédiatement. On se dira «tu», c'est plus facile, décrète-t-elle. La Suissesse qui a gagné ses galons d'exploratrice du National Geographic en s'aventurant seule dans les recoins les plus sauvages de la planète vient nous parler de son nouveau livre: «15 histoires d'expédition inédites qui ont changé ma vie».
Enjouée, chaleureuse, accessible et vive, on a presque l'impression de la connaître depuis toujours. Le temps de s'apprivoiser un peu plus autour d'un café, d'installer son chien à ses côtés pour l'interview et moteur!
blue News: Tu partages 15 histoires dans ton livre, mais après 25 ans d'exploration, il doit y en avoir des centaines à raconter! Comment les as-tu sélectionnées?
Sarah Marquis: C'était entre Noël et nouvel an l'année passée et je trouvais que les gens autour de moi étaient un peu mous, qu'ils avaient besoin d'un petit coup de «boost», en fait. Et je me suis demandé ce que je pouvais faire pour eux. J'ai commencé à réfléchir sur ma vie d'exploratrice en essayant d'identifier les «moments pivot» qui ont fait que j'ai choisi un chemin plutôt qu'un autre.
Ces moments forts, je les partage dans le livre, pour montrer aux gens que de petits outils mentaux très simples peuvent permettre de se booster, de voir la vie différemment, de rallumer son propre feu intérieur. Ce sont sont les plus représentatifs. On part en Tasmanie, en Australie ou encore en Amérique du Sud et on est à chaque fois replongé dans l'une de mes expéditions, à un moment précis.
Certaines sont amusantes, d'autres émouvantes et d'autres plus inquiétantes. Une qui m’a marquée, c’est ton arrivée dans un petit village d’altitude en Chine, où tu es accueillie par des femmes qui semblent bienveillantes… Tu peux nous raconter la suite?
La Chine, c'était compliqué, car je n'osais pas avoir de moyen de navigation avec moi. Ni de carte topographique, ni de GPS. Je n'avais que ma boussole. Alors j'ai décidé de repartir comme les explorateurs du début du siècle, en suivant le sud. Sans savoir vraiment où je me dirigeais, mais en allant toujours au sud, j'arrive ce matin-là au sommet d'un col. Il y avait un petit village où des femmes m'accueillent avec des gestes et m'invitent à boire le thé à l'intérieur.
La plus vieille de ces dames me fait visiter sa maison. Je me dis que c'est un honneur, alors je la suis. Tout à coup, elle insiste pour que j'entre dans une pièce et elle m'enferme à double tour à l'intérieur! Il m'a fallu quelques secondes pour comprendre. En général, les victimes d'agression ont ce moment de doute, se disent: «ce n'est pas possible, c'était une bonne personne, ça ne m'arrive pas à moi». Je commence à taper à la porte, j'entends rigoler derrière et on ne m'ouvre pas. Soudain je comprends ce qui se passe: elles m'ont kidnappée en fait, et elles ont de mauvaises intentions.
«Le mental et la positivité gèrent nos vies»
Sarah Marquis
Exploratrice du National Geographic
Je suis sortie de là en hurlant et en démontant quasiment le cadre de la porte. Je n'allais pas rester là, ça c'était clair. Quand la vieille femme a vu que j'allais démonter la maison, elle est venue m'ouvrir comme si de rien n'était et les autres ont continué à faire semblant de boire leur thé. Par la suite, j'ai appris par l'ambassade suisse que dans cette partie de la Chine, on faisait ça pour avoir des organes ou pour la traite des blanches.
Dans ce genre de situation, il ne faut pas se laisser faire. Il faut lutter, sortir de ses gonds. Même si on a l'impression qu'il n'y a pas de porte de sortie, il y en a toujours une.
Un autre moment où l'on a peur pour toi, c’est ta traversée d’une forêt à la recherche du tigre de Tasmanie…
La moitié de la Tasmanie, à l'ouest, est inhabitée. Ce sont des forêts primaires, qui sont d'une beauté... Mais c'est un enfer vert, quelque part. C'est humide, il y a des champignons partout, les animaux ne sont quasiment plus là parce que c'est trop dense. Il y a des arbres qui poussent et qui tombent au bout de deux ans, même pas, et d'autres arbres qui poussent dessus, ce qui forme des espèces prisons géantes, des murs végétaux incroyables très difficiles à traverser. Je me suis retrouvée dans ces toiles d'araignées végétales, c'était très compliqué.
Et il y a eu une chute...
Ce jour-là, j'étais en train de pester car j'évoluais plus ou moins bien sur une crête et qu'une gorge s'est présentée à moi. Je devais descendre le long de la gorge, traverser la petite rivière et remonter de l'autre côté, ce qui représente un effort incommensurable. Je voulais faire un rappel avec une corde pour m'éviter d'aller jusqu'en bas, mais je n'y suis pas arrivée, car ce ne sont vraiment pas des forêts comme on en a chez nous: il y a tellement de végétation que pour progresser de cent mètres, c'est énormément d'efforts.
Au moment où j'arrivais quasiment en bas, tout le bord de cette gorge s'effondre. Je vois encore la scène: c'est de la terre noire, de l'humus, des cailloux, des racines, il y a moi, mon sac à dos de trente kilos qui m'arrive sur la tête... et je perds connaissance. Quand je me relève, je remarque que tout mon côté gauche ne fonctionne plus.
«On a des super-pouvoirs que l'on n'imagine même pas»
Sarah Marquis
Etonnamment dans ces moments-là, nous sommes tous très connectés. Parce qu'il y a la douleur. On est très dans notre corps, dans notre ressenti. Je me suis dit, «Sarah, c'est un pas après l'autre. Tu sais faire ça». Il m'a fallu trois jours pour sortir de là en rampant. Il s'est avéré que j'avais une épaule cassée. Je m'en suis sortie (rires), j'ai réussi à m'en sortir également grâce à l'équipe en Suisse qui a très bien réagi et qui a trouvé un hélicoptère pour venir me chercher.
Là, c'est le mental et l'expérience qui permettent de passer au-delà de la douleur. Il faut célébrer ses victoires. Parce qu'un pas, c'est un pas dans la bonne direction. C'est ça que je voulais offrir aux lecteurs: ces moments qui montrent que les muscles et l'entraînement c'est génial, mais que si on n'a pas un mental d'acier, ça ne sert à rien. Le mental et la positivité gèrent nos vies. En ayant un esprit posé, en captant ce qu'il y a autour de nous avec un esprit positif, on ne peut s'attirer que du positif.
Quelque chose de frappant dans tes histoires, c’est la manière dont tu utilises ton instinct: c’est un don, ou est-ce que c'est à la portée de tous et qu'on peut le cultiver, cet instinct ?
Moi je suis «madame tout le monde», à la base. J'ai simplement découvert très tôt dans ma vie que j'étais une exploratrice. Je suis toujours allée à contresens de ce que faisaient les autres, car j'avais ce feu intérieur qui hurlait à l'intérieur de moi. On a tous dans notre cœur une mission de vie, mais la complexité c'est qu'on ne nous apprend pas à l'écouter. Il m'a fallu dix ans pour comprendre pourquoi je marchais. En Australie, durant ma grande expédition, j'ai compris que j'étais un petit pont entre l'humain et la nature.
Dans la nature, je suis complètement ouverte et «nue». L'ouïe est très importante pour moi, je peux la décupler. Mon odorat, aussi. Maintenant j'arrive à trouver de l'eau à cinq kilomètres à la ronde. Il y a ce côté sauvage qui se développe en nous. Si vous utilisez une fonction assez longtemps, vous aller devenir un expert en la matière. C'est ce que j'ai fait.
«L'élévation de la conscience humaine est en route»
Sarah Marquis
J'ai maintenu mon corps au niveau d'un athlète pour me mettre dans des conditions naturelles et voir jusqu'où on pouvait aller. Je suis persuadée qu'en tant qu'être humain, on s'auto-limite. On a des super-pouvoirs que l'on n'imagine même pas. Et à chaque fois que je« pousse le bouchon plus loin», comme dit ma maman, je m'aperçois qu'il n'y a pas de limite.
Une fois que l'on a développé ses «super-pouvoirs», n'y a -t-il pas un risque de leur faire trop confiance et de commettre des erreurs en repartant dans une nouvelle expédition?
Oui, bien sûr, quand on devient «master» en quelque chose, on baigne dans son jus. C'est ça le problème, quand on maîtrise un sujet, si on n'utilise pas la curiosité, si on ne redevient pas apprenti, avec sa curiosité d'enfant, on peut se faire avoir. Parce que le monde bouge tout le temps. Avant d'écrire un livre, je suis paniquée, j'ai l'impression de ne jamais en avoir écrit, j'ai peur de ne pas être à la hauteur. En expédition c'est la même chose. Je pars avec les mêmes soucis que j'avais au début -peut-être plus maintenant d'ailleurs, car au début il y avait une espèce d'insouciance (rires)- mais la peur est là. Et la peur est toujours salvatrice.
Ta mission, tu le disais, c’est d’être un pont entre l’homme et la nature : aujourd’hui, alors que la crise climatique est au cœur de l’actualité, est-ce que tu as le sentiment que de plus en plus de monde traverse ce pont ?
Le monde va très vite. Ces deux ans que l'on vient de vivre, ça nous a ralentis et on a commencé à regarder ce qu'il y a autour de nous. On a remarqué qu'il y avait quelques arbres qui traînaient, les gens sont allés de plus en plus en montagne, certains se sont rapprochés de la campagne, ont commencé à faire un petit jardin... Pour moi, ça, c'est tout positif, c'est un pas dans la bonne direction. On est très négatif par rapport à la reprise, l'agitation, la non-conscience des choses.
Mais ce que l'on voit dans les médias n'est pas une représentation des gens. Moi je vois des jeunes incroyables qui ont une prise de conscience complètement folle, qui ont changé leur vie complètement. D'ailleurs on a une bonne nouvelle, c'est qu'il y a de plus en plus de végans en Suisse. Cela veut dire qu'il y a une conscience de la valeur de la vie.
«L'exploration, comme moi je la vis, c'est un état d'esprit»
Sarah Marquis
La passation entre le monde qu'on vit, qu'est-ce qu'on consomme, comment on le consomme et est-ce qu'on est d'accord de tuer une vie pour sa propre consommation parce qu'on aime le goût d'un steak de veau, alors que c'est un bébé. Et tous ces mondes, c'est tout le même sujet, c'est l'élévation de la conscience humaine. Elle est en route. Pas assez rapide à mon goût, mais c'est ce que j'essaie de faire transpirer dans mes récits. Il n'y a que de la beauté. Cette prise de conscience de la nature n'amène qu'à une amélioration de notre sublimation de l'être humain. On nous montre beaucoup de choses négatives, mais ce qui est magnifique, c'est qu'on s'élève, on se connecte entre nous, on devient plus forts, il y a de l'empathie qui se dégage et c'est ça qui fait qu'on est humain.
Ecrire, témoigner, transmettre, faire rêver les lecteurs, c’est ta manière de militer ?
Ca fait 25 ans que j'insiste sur ce petit pont entre l'humain et la nature, parce qu'on n'est pas séparés. On est la nature. Le monde végétal, animal, minéral, tous ont des vibrations différentes, mais tout vibre et on fait partie de ce monde-là. On est un tout. Tant que ces mondes ne s'entremêlent pas, il n'y aura pas d'évolution. Car la prise de conscience appartient à chaque être humain, ce pouvoir de décision est à nous. On ne peut pas massacrer des dauphins ou des baleines au nom de notre soi-disant culture. La culture ce n'est pas ça. C'est nous qui grandissons individuellement et collectivement, c'est cette magnifique chose que nous vivons sur cette planète. Si nous n'avons plus cette planète, nous, on va où?
On te demande souvent pourquoi tu marches, il paraît que ça t'énerve... Moi j’ai plutôt envie de te demander : qu’est-ce qui pourrait te faire arrêter de marcher ?
L'exploration, comme moi je la vis, c'est un état d'esprit. Aujourd'hui j'ai mes deux jambes, tout va bien, je suis en pleine forme. Mais le jour où je n'ai plus ça... j'en parle justement dans le livre. C'est un état d'esprit, une curiosité de débutant, d'apprenti. Ce matin, j'ai roulé pour venir jusqu'ici et j'ai vu un arc-en-ciel: c'est ça l'exploration, s'émerveiller des petites choses. Pendant ces deux dernières années, j'ai vécu dans ma tiny-house en Valais, crochée entre deux montagnes. J'ai vu mes petites mésanges huppées venir, j'ai nourri mes petits écureuils... c'était mon monde pendant deux ans et ça m'allait aussi. C'est ça la vie, c'est de pouvoir s'émerveiller à chaque instant, peu importe où on est.