Sous la botte nazieUn livre rendu à la bibliothèque... 80 ans après
ATS
26.7.2024 - 07:47
L'aïeule avait emprunté les cinq gros volumes alors que l'Alsace était sous la botte nazie. Quatre-vingts ans plus tard, ses héritières ont restitué «La Vraie Jeanne d'Arc» à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg (BNU).
Keystone-SDA
26.07.2024, 07:47
26.07.2024, 08:07
ATS
Nous sommes en 1943. Toute la France est occupée par les Allemands. Mais l'Alsace et la Moselle, annexées par le Reich, sont considérées comme terres allemandes et germanisées de force depuis 1940: il est interdit de parler français et des milliers de livres écrits dans la langue de Molière ont été brûlés.
Malgré ce contexte, une étudiante d'à peine 20 ans, Marguerite Klein, se rend dans l'immense bibliothèque de Strasbourg, devenue «Universitäts- und Landesbibliothek» et emprunte «La Vraie Jeanne d'Arc», une somme publiée entre 1890 et 1902 par le jésuite Jean-Baptiste Ayroles, avec la bénédiction du pape Léon XIII.
Pourquoi l'étudiante, qui apprenait l'anglais, a-t-elle emprunté ces ouvrages, au risque de provoquer l'occupant? «Elle n'avait pas de passion particulière pour Jeanne d'Arc», estime sa petite-fille, Anne Bauer, qui imagine que sa grand-mère avait peut-être un devoir à rendre sur l'héroïne nationale. «Ou alors elle se disait que la guerre allait durer cent ans, elle avait besoin de lecture...»
Train bombardé
Toujours est-il que Marguerite emporte les lourds ouvrages dans son village du nord de l'Alsace puis se décide à les rapporter à Strasbourg alors qu'approche la Libération. Fatalité: le train dans lequel elle voyage est mitraillé par l'aviation alliée et reste bloqué en rase campagne. «Elle est rentrée au village à pied avec ses bouquins», rapporte Anne Bauer.
La guerre s'achève, les années passent, Marguerite enseigne l'anglais, s'installe à Strasbourg et garde les livres, tout en racontant sa guerre à ses petits-enfants.
«Quand j'ai eu 15 ou 16 ans, j'ai dit: 'Mamie, il faut qu'on les rende ces bouquins'», témoigne Mme Bauer. Réponse de la grand-mère: «On ne peut pas: déjà on va prendre une amende, et puis on va nous traiter de voleurs».
A force d'insistance, Marguerite finit par concéder: «vous les rendrez plus tard, quand je ne serai plus là». Elle décède en décembre 2023, alors qu'elle vient de fêter ses 100 ans. En vidant son appartement, ses héritiers récupèrent les cinq volumes et contactent la BNU pour procéder à la restitution.
Un «fantôme»
La conservatrice Madeleine Zeller récupère les ouvrages en juin dernier avec 81 ans de retard et retrouve leur emplacement dans le gigantesque magasin situé au sous-sol de la BNU, l'une des plus grandes bibliothèques de France: 4 millions de volumes, dont un livre manuscrit syriaque de l'an 837, et 70 km de rayonnages.
L'absence des volumes est signalée par un «fantôme», un fin carton sur lequel est inscrite la mention «Susceptible d'être manquant depuis 1960», date d'un inventaire qui a mis en évidence la disparition.
Epuration littéraire
«En gardant ces bouquins, la petite dame les a peut-être sauvés», remarque l'historien alsacien Christophe Woehrlé. Des bombes sont tombées sur différents bâtiments de la bibliothèque pendant la guerre, détruisant quelque 300'000 ouvrages.
A la déclaration de guerre en 1939, le contenu de la BNU est mis en sûreté à Clermont-Ferrand, mais les Allemands rapatrient le tout à partir de 1941, avant un «tri» ordonné par le régime nazi, comme le rappelle Catherine Maurer, professeure d'histoire contemporaine à l'Université de Strasbourg.
Mis à l'index: les ouvrages d'auteurs juifs, «marxistes» ou «partis en exil». «On ne peut pas exclure totalement que certains membres du personnel aient pu traîner des pieds pour réaliser l'épuration demandée», suppose Mme Maurer pour expliquer le prêt d'ouvrages sur Jeanne d'Arc.
Bibliothèque scientifique et non grand public, l'établissement n'a pas été concerné par les autodafés et a même récupéré bon nombre d'ouvrages confisqués à des Français, souligne-t-elle.
Quant à «La Vraie Jeanne d'Arc», «c'est très intéressant», assure Françoise Delavenay, la fille de Marguerite, qui a parcouru les cinq volumes avant de les rendre. «Je vais peut-être les emprunter». Cette fois, il faudra les lire sur place.