«A contre-courant» Vera Michalski, en défense de la lecture

ATS

12.8.2019 - 09:09

Vera Michalski-Hoffmann, sur le site de la Fondation Jan Michalski à Montricher (VD).
Vera Michalski-Hoffmann, sur le site de la Fondation Jan Michalski à Montricher (VD).
Source: KEYSTONE/JEAN-CHRISTOPHE BOTT

Alors qu’on annonce souvent la mort du livre, Vera Michalski Hoffmann a choisi de vouer son existence à sa survie. Elle se sert de tous les moyens à sa portée pour atteindre ce but.

Dans les bureaux des éditions Noir sur Blanc, à deux minutes de la gare de Lausanne, on ouvre les cartons: les deux premiers titres de la «Bibliothèque de Dimitri» viennent d’arriver. Cette nouvelle collection reprend le domaine étranger de L’Age d’homme et son immense corpus slave, constitué par Vladimir Dimitrijevic, décédé en 2011, «dans le respect de la vision de la littérature défendue par le fondateur».

Pour Vera Michalski-Hoffmann, cette acquisition est une joie et une forme de revanche: «Combien de fois a-t-on tenté de nous décourager, quand nous avons fondé Noir sur Blanc en 1986, en nous citant L’Age d’homme? Comme s’il n’y avait de place que pour une seule maison orientée à l’Est!»

Trente ans plus tard, l’éditrice dirige le groupe Libella qui compte plus de dix maisons, en Suisse, en France et en Pologne. Elle gère désormais un agenda chargé, un jour à Madrid, l’autre à Londres ou à Paris, de Salon du livre en conseil d’administration. Rien ne la préparait à cette vie, à l’opposé de sa timidité naturelle.

Les années de formation

Vera Michalski-Hofmann a connu une enfance heureuse dans la réserve de la Tour du Valat, en Camargue. Son père, le biologiste Luc Hoffmann, avait inauguré ce lieu en 1954, l’année de la naissance de Vera. Petit-fils du fondateur de Hoffmann-Laroche, à Bâle, il consacra le vaste domaine près d’Arles à la protection de l’environnement et à la recherche. Il fut aussi un des initiateurs du WWF.

Les quatre enfants connaissent les libres chevauchées mais aussi une école en prise directe sur la nature et un rapport intense avec les livres et les chercheurs en visite. Daria Razumovsky, la mère, est d’origine russe, la grand-mère a fui la Révolution. A la maison, on parle allemand, français, le russe est une musique de fond lointaine, l’anglais sert aux échanges scientifiques.

A l’âge du baccalauréat, Vera doit quitter ce paradis chaleureux pour la frigide Genève où, dit-elle, elle ne s’est fait que peu d’amis. A l’Institut des Hautes études internationales, heureusement, le climat s’améliore. D’autant plus que l’étudiante y fait la rencontre décisive d’un jeune Polonais en exil, Jan Michalski.

Ils se marient en 1983, à contre-courant des griefs historiques entre la Russie et la Pologne, rappelle-t-elle en souriant. Elle commence une thèse sur les compagnons de route du communisme en France, entre 1928 et 1939, un phénomène d’aveuglement ou de complaisance politique qui la fascine. Mais bien vite d’autres projets remplacent la recherche.

Amour et édition

En 1986, le couple fonde les éditions Noir sur Blanc à Montricher (VD). Leur projet: établir des ponts entre la Pologne et le reste de l’Europe, à travers des documents et des textes littéraires. L’histoire et la littérature polonaises sont alors mal connues: dans le domaine francophone, Noir sur Blanc fait un travail de défricheur.

Les Michalski éditent aussi en Suisse des livres en polonais qu’ils font passer clandestinement. En 1987, leur premier ouvrage publié en français, «Proust contre la déchéance», a une valeur emblématique. Le peintre Joseph Czapski, un des rares survivants du massacre de Katyn, y raconte comment les conférences qu’il donna de mémoire sur «A la recherche du temps perdu» le sauvèrent du désespoir, lui et ses compagnons officiers détenus au camp de Griaziowietz.

Le couple reprend aussi la gestion de la Librairie polonaise, sise au boulevard Saint-Germain à Paris. En Pologne, quand les frontières s’ouvrent, dès 1990, Oficyna Literacka Noir sur Blanc fait découvrir, à un public longtemps privé de nouveautés occidentales, des auteurs aussi divers que Henry Miller, Umberto Eco, Blaise Cendrars, Nicolas Bouvier, Paul Auster. En 2002, les Michalski reprennent à Cracovie Wydawnictwo Literackie, une maison récemment privatisée.

Libella, un domaine en extension

En 2000, le couple rachète les éditions Buchet-Chastel avec son fonds d’une grande richesse. A cette occasion se constitue le groupe Libella. La disparition prématurée de Jan Michalski, en 2002, à l’âge de 49 ans, oblige Vera à assumer les tâches de promotion dont il se chargeait avec brio. Courageusement, la compagne de l’ombre devient une femme d’affaires à la tête d’un groupe qui ne cesse de croître.

Buchet-Chastel apporte les éditions Le temps apprivoisé, qui offrent des activités créatives. Puis viennent Phébus, à l’origine dévolu aux récits de voyages, les Cahiers dessinés que dirige Frédéric Pajak, la collection de poche Libretto et Notabilia, maison connue pour son audace. Deux maisons sont dévolues à la photographie: Delpire et Photosynthèses. Avec la dernière acquisition en date – la maison camarguaise Au Diable Vauvert – et les deux éditions polonaises, le domaine éditorial de Vera Michalski se diversifie et atteint une taille imposante. A quoi s’ajoute World Editions, maison sise à Amsterdam et publiant en anglais, et une galerie de photographie à Paris du nom de Folia.

Mémoire et mécénat

Mais qu’est-ce qui motive Vera Michalski? Une passion pour le livre et la littérature, qui déborde sur les autres activités artistiques. A côté du pan commercial, elle développe des activités de mécénat dans divers domaines de la création.

A travers la Fondation Jan Michalski, elle soutient de très nombreuses activités liées à l’écriture. Le plus beau fleuron en est la Maison de l’Ecriture. Sise à Montricher, au pied du Jura, près de la demeure familiale, elle est l’œuvre ambitieuse de l’architecte Vincent Mangeat. Elle propose des résidences d’écrivains très sollicitées, une riche bibliothèque, des espaces d’exposition et de manifestations.

Le Prix Jan Michalski, doté de 50'000 francs et d’une œuvre d’art, y est remis chaque année au «meilleur livre» paru dans les cinq années précédentes, tous genres confondus, dans n’importe quelle langue. Un pari impossible, lui dit-on? «C’est exprès», sourit Vera Michalski, dont le credo est de «lutter par tous les moyens contre l’érosion de la lecture», même si c’est à rebours des pratiques habituelles.

Par Isabelle Rüf, ch-intercultur

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