«Quand les gens veulent frauder, ils y arrivent»Ces produits qui arrivent en Russie malgré les sanctions
ATS
23.6.2024 - 08:56
En décembre aux États-Unis, un homme d'affaires plaide coupable d'exportation d'équipements avioniques vers la Russie malgré les sanctions. A la fin mai en France, les douanes coincent une entreprise ayant servi de plaque tournante à des exportateurs européens vers la Russie.
Keystone-SDA
23.06.2024, 08:56
ATS
Plus de deux ans après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, cette dernière a toujours accès à des produits théoriquement interdits d'exportation, qui lui parviennent par des voies détournées. En présentant la dernière série de sanctions américaines, la secrétaire américaine au trésor Janet Yellen a d'ailleurs expliqué vouloir cibler «les voies d'approvisionnement restantes par lesquelles [la Russie] se procure des matériaux et des équipements à l'international».
Une tâche loin d'être simple: «Malheureusement, quand les gens veulent frauder, ils y arrivent. Cela prend plus ou moins de temps», dit à l'AFP Claire Lavarde, une avocate au cabinet international Bryan Cave Leighton Paisner, qui aide des entreprises dans la banque, le luxe et les technologies de pointe à vérifier avec quels partenaires elles peuvent encore faire des affaires.
«Pas dupes»
Même sans aller jusqu'à la fraude organisée, certains chefs d'entreprises admettent – sous couvert d'anonymat – fermer les yeux face aux limites de leur supervision.
«On n'est pas forcément dupes, mais on ne peut rien faire», reconnaît un cadre supérieur d'un fabricant européen de machines de précision. Pour se couvrir, «nos avocats nous ont conseillé de faire signer un papier à tous nos clients dans le monde, indiquant qu'ils ne revendraient pas nos produits à la Russie, la Biélorussie et l'Iran», raconte-t-il.
«On peut imaginer qu'on va contrôler la première réexportation, mais pas la dixième», souligne Claire Lavarde.
Après de premières restrictions d'exportation dès l'annexion de la péninsule ukrainienne de Crimée en 2014, les pays occidentaux ont musclé leurs sanctions envers Moscou depuis son attaque de l'Ukraine en février 2022. De nombreux biens sont toujours exportés en toute légalité vers la Russie, tels que les médicaments ou les parfums et cosmétiques.
Mais plus certains biens technologiques de pointe utilisés dans les systèmes militaires par exemple, ni d'autres produits dits à double usage, comme de l'électronique destinée à des applications civiles mais pouvant être détournée à des fins militaires.
Exportations suspectes
Malgré tout, Moscou reste capable d'importer un «grand nombre de biens nécessaires à la production militaire», notamment des équipements de communication et des semi-conducteurs, assure dans un rapport publié en janvier le groupe d'experts ukraino-américain Yermak-McFaul, qui travaille sur les sanctions contre la Russie.
Il a, certes, constaté une chute des produits pour la production militaire et des composants critiques juste après le début des sanctions de 2022, mais cela n'a pas duré. «De janvier à octobre 2023, les importations de produits de guerre se sont rapprochées de leurs niveaux d'avant les sanctions, à 932 millions de dollars par mois, soit une baisse de seulement 10%», note-t-il.
Selon des données collectées par le directeur des études économiques à l'IESEG School of Management, Éric Dor, les exportations de l'UE pour 50 produits de haute priorité (dont des circuits imprimés, des diodes, des semi-conducteurs) ont chuté de 95% vers la Russie sur la période octobre 2022-septembre 2023 par rapport à la même période deux ans plus tôt, mais parallèlement triplé vers le Kazakhstan, quadruplé vers l'Arménie et même été multipliés par presque 18 vers le Kirghizistan.
«C'est trop systématique. Très clairement, il y a réexportation», décrypte-t-il pour l'AFP.
Jeu de piste
Suivre les produits à la trace est complexe. L'homme d'affaires épinglé l'an dernier par les autorités américaines au Kansas faisait transiter ses équipements avioniques via d'autres entreprises dans des pays tiers comme l'Arménie, le Kazakhstan et le Kirghizistan. Et le mode opérationnel de l'entreprise qui vient de se faire sanctionner en France consistait à masquer la destination finale des marchandises en produisant de faux documents et en les dédouanant dans le pays, alors qu'elles n'y passaient jamais ou rarement et qu'elles quittaient l'UE par d'autres États membres.
Le ministère suédois des affaires étrangères a aussi fait savoir récemment que de grosses entreprises nationales étaient soupçonnées par la Commission européenne d'avoir exporté des produits vers la Russie et «pourraient avoir contourné les sanctions par l'intermédiaire de pays tiers, que ce soit via des filiales, des sous-traitants ou d'autres acteurs».
«Les entreprises doivent mener plus d'investigations aujourd'hui que jamais», reconnaît Ted Datta, expert en conformité financière chez Moody's Analytics, qui fournit des outils technologiques permettant aux entreprises occidentales de s'assurer qu'elles respectent les sanctions.
Avec cette question en tête: «Si je suis une entreprise et que je constate une augmentation soudaine des volumes d'échanges vers l'Ouzbékistan ou un autre pays tiers voisin, dois-je signaler ce risque à mon régulateur?»