Syrie «Ils entrent dans les tentes et tuent les gens» - Ces enfants qui vivent l’enfer

ATS

18.3.2024 - 07:48

A 12 ans, Ali a vécu des expériences qu'aucun enfant ne devrait connaître et a déjà passé la moitié de sa vie dans un camp réservé aux familles de djihadistes, une prison à ciel ouvert dans le désert syrien.

Les enfants vivent les uns sur les autres dans des tentes aux accès sanitaires limités.
Les enfants vivent les uns sur les autres dans des tentes aux accès sanitaires limités.
ats

Keystone-SDA

Le gamin ne rêve même pas de liberté. Un ballon de football serait la lune pour lui. «Vous en avez un pour moi?» Cinq ans après la chute du «califat» du groupe Etat islamique (EI), des dizaines de milliers de femmes et d'enfants proches de djihadistes sont détenus par les forces kurdes syriennes alliées des Etats-Unis dans des camps où règne la violence.

Plus de 40'000 personnes, pour moitié des enfants, vivent dans celui d'al-Hol, dans le nord de la Syrie, entouré de barbelés et de tours de guet, apparemment sans plan de rapatriement en vue. Peu d'enfants vont à l'école et la plupart n'ont jamais vu de télévision ou mangé de glace. Ils vivent les uns sur les autres dans des tentes aux accès sanitaires limités.

Selon un expert de l'ONU, dès l'âge de 11 ans, les garçons sont retirés à leur mère par les gardes du camp, en violation du droit international. Les autorités kurdes affirment que cette démarche vise à empêcher leur radicalisation.

Elles admettent que les djihadistes contrôlent certaines parties du camp par la terreur, les châtiments, voire le meurtre. Même le petit Ali en est conscient: «Ils entrent dans les tentes la nuit et tuent les gens», dit-il. «Ce n'est pas une vie pour les enfants (...) ils paient le prix de quelque chose qu'ils n'ont pas fait», commente pour l'AFP un humanitaire.

Lorsque la coalition internationale antidjihadistes et ses alliés des Forces démocratiques syriennes (FDS) dirigées par les Kurdes ont pris Baghouz, le dernier bastion de l'EI en Syrie en mars 2019, les familles de djihadistes présumés ont été transportées vers al-Hol.

Cinq ans plus tard, des dizaines de pays refusent toujours de rapatrier leurs ressortissants. Des milliers de djihadistes du monde entier avaient afflué en Syrie, proclamée nouvelle terre de djihad après le début du conflit en 2011, et avaient combattu dans les rangs de l'EI. Pour le chef des FDS Mazloum Abdi – dont les soldats gardent le camp financé par l'Occident – al-Hol est une «bombe à retardement».

«L'annexe» pour les étrangers

Lors d'un rare accès à ce camp, l'AFP a pu interroger des veuves de combattants de l'EI, des humanitaires, des membres des forces de sécurité et des employés de l'administration.

Dans «l'annexe» sous haute sécurité, qui constitue un camp dans le camp, se trouvent les femmes «étrangères», avec leurs enfants, venues de 45 pays dont la France, les Pays-Bas, la Suède, la Turquie, la Tunisie et la Russie ou encore du Caucase et d'Asie centrale. Plus radicales, ces femmes étrangères sont tenues à l'écart des Syriens et des Irakiens, les «locaux». Certaines ont demandé à rester anonymes par crainte de représailles.

Pour compliquer les choses, quelque 3000 hommes sont détenus avec les femmes et les enfants dans les secteurs syrien et irakien du camp. Certains sont de simples réfugiés, d'autres sont suspectés par les Kurdes d'être d'anciens combattants de l'EI. Même les gardes ne s'y aventurent pas la nuit, sauf lors de descentes.

Dans cet immense camp poussiéreux – construit à l'origine pour les réfugiés fuyant les guerres en Irak et en Syrie -, il est presque impossible de marcher entre les tentes délabrées tant les résidents sont entassés. L'intimité y est inexistante, les cuisines et les toilettes communes sont sordides et insuffisantes, affirment les humanitaires qui fournissent des services de base en plus de l'aide alimentaire grâce à laquelle les détenus survivent.

Derrière les hautes clôtures du camp, des enfants, l'air las et frustré, jettent des pierres aux visiteurs. Face à la caméra, un petit blond mime, le doigt sur la gorge, un geste de décapitation. La plupart essaient de gagner un peu de sous en transportant de l'eau, en nettoyant ou en réparant les tentes de ceux qui reçoivent de l'argent envoyé par leurs familles.

D'autres travaillent au marché du camp ou échangent leur aide alimentaire. «Vivre et grandir à al-Hol est asphyxiant pour les enfants», commente Kathryn Achilles de l'ONG Save the Children. Ils «ont enduré de graves privations, des bombardements et ils sont maintenant dans le camp depuis près de cinq ans».

«On nous laissera ici»

«Comment nos enfants peuvent-ils rêver s'ils n'ont jamais vu le monde extérieur?» demande à l'AFP une mère de cinq enfants détenue dans l'annexe. Les deux tiers des 6612 détenus de ce quartier de haute sécurité sont des enfants, selon les administrateurs du camp.

Cette femme de 39 ans a donné naissance à son benjamin à al-Hol, après avoir fui en 2019 Baghouz où son mari, un combattant de l'EI, a été tué. Comme toutes les femmes du camp, elle est intégralement voilée d'un niqab qui laisse entrevoir ses yeux sombres, et porte des gants noirs.

Des femmes d'al-Hol ont déclaré à l'AFP ne pas oser enlever le niqab par crainte des extrémistes. «C'est une vie amère et le pire, c'est qu'ils disent qu'on va rester ici», déplore cette femme.

Les autorités locales ont commencé à construire de nouvelles sections où chaque tente disposera de ses propres toilettes et de sa cuisine. Ces travaux sont menés «parce que le camp pourrait rester en place à long terme», confirme Jihan Hanane, directrice de l'administration civile du camp.

La responsable admet que la vie est «difficile pour les résidents». «Mais elle l'est également pour nous, compte tenu de la situation sécuritaire et du contexte régional global», dit-elle.

Meurtres et violences sexuelles

Les organisations humanitaires s'inquiètent surtout de ce qui arrive aux enfants. En 2022, deux Egyptiennes, âgées de 12 et 15 ans, ont été égorgées dans l'annexe et leurs corps jetés dans une fosse septique.

La même année, Rana, une jeune Syrienne, a été blessée au visage et à l'épaule par des hommes armés qui l'ont accusée d'avoir eu un enfant hors mariage à 18 ans. «Ils m'ont kidnappée pendant 11 jours et m'ont frappée avec des chaînes», raconte-t-elle à l'AFP. D'autres enfants sont victimes de violences sexuelles et de harcèlement, déclare à l'AFP une agente de santé. En trois mois en 2021, elle dit avoir traité 11 cas de violences sexuelles sur enfants.

Parfois, des enfants en maltraitent d'autres. «Ils ne savent peut-être pas qu'ils se font du mal», poursuit-elle en soulignant qu'un enfant coupable de violences sexuelles est susceptible d'en avoir été lui-même victime ou témoin. Dans un rapport de 2022, Save the Children indiquait que les enfants d'al-Hol avaient été témoins de meurtres, «de fusillades, de coups de couteau et d'étranglements».

Un traumatisme qui déclenche troubles du sommeil et comportements agressifs, selon le rapport. «J'essaie de ne pas laisser mes enfants socialiser pour les protéger, mais c'est presque impossible parce que le camp est bondé», raconte Chatha, une mère irakienne de cinq enfants. «Chaque fois que mes enfants sortent, quand ils reviennent ils ont été roués de coups.» Mais confiner les enfants dans leur tente revient à les enfermer «dans une prison à l'intérieur d'une prison», commente une travailleuse sociale.

«Je n'arrive pas à dormir»

Toutes les mères avec lesquelles l'AFP s'est entretenue à al-Hol – en particulier dans l'annexe sous haute sécurité – sont terrifiées à l'idée que leurs fils leur soient retirés par les gardes et envoyés dans des «centres de réadaptation».

Les forces de sécurité prennent régulièrement des garçons de plus de 11 ans lors de raids nocturnes sur l'annexe ou de descentes sur le marché, une politique qu'un expert de l'ONU a qualifiée de «séparation forcée et arbitraire». Zeinab, une mère égyptienne, raconte que son fils de 13 ans lui a été enlevé il y a un an. Elle craint maintenant que ce soit le tour de son garçon de 11 ans.

«Je n'arrive pas à dormir la nuit. Quand j'entends des bruits dehors, j'ai peur qu'ils viennent chercher mon fils», dit-elle. Des mères empêchent leurs garçons de sortir ou vont même jusqu'à les cacher dans des trous ou tranchées qu'elles creusent elles-mêmes.

«Certains garçons ont peut-être 20 ans, mais nous ne savons pas où ils se cachent», admet un membre des forces de sécurité. Les autorités affirment qu'elles emmènent ces garçons pour les protéger des «violences sexuelles» et d'un environnement «radicalisé».

Le Pentagone a déclaré à l'AFP être au courant du transfert de jeunes «vers des centres de jeunesse et de détention». «Nous gardons le bien-être des enfants au centre de nos politiques et encourageons les autorités locales à veiller à ce que leurs actions servent au mieux (leurs) intérêts», a-t-il ajouté.

Cellules de l'EI

Les forces kurdes mettent depuis longtemps en garde contre le danger que constituent les cellules de l'EI dans le camp – avec en 2019 un pic dans le nombre des meurtres, incendies criminels et tentatives d'évasion. Des fusils, des munitions et des tunnels ont été découverts lors de fouilles régulières du camp.

Une Syrienne, qui a fui le camp en 2019, a raconté qu'un membre de l'EI connu sous le nom d'Abou Mohamed rendait visite aux veuves chaque mois et leur versait entre 300 et 500 dollars. «Il avait l'habitude de venir en uniforme des forces de sécurité et de promettre que le groupe reviendrait», a-t-elle dit.

Sur le triste marché de l'annexe, des femmes examinent les quelques morceaux de viande disponibles tandis que d'autres transportent des bouteilles d'eau et des tapis dans des chariots à trois roues ou des caddies de fortune, faits de cordes et de cartons. A la vue des journalistes, certaines lèvent leur index ganté vers le ciel, geste fréquemment utilisé par les djihadistes de l'EI pour rappeler «l'unicité de Dieu».

Si de nombreuses femmes se repentent, d'autres ne cachent pas leur fidélité à l'EI. Le groupe avait proclamé en juin 2014 un «califat» sur les territoires conquis en Syrie et en Irak et y avait instauré un régime de terreur, imposant une stricte application de la loi islamique et se livrant à de nombreuses exactions, dont des exécutions notamment par décapitation, en public. L'EI «est toujours là et sa présence est plus forte dans certains secteurs du camp», dit Abou Khodor, un Irakien de 26 ans qui y vit depuis sept ans.

«La mort ne nous fait pas peur»

«Il y a des partisans de l'EI et d'autres qui sont devenus encore pires», affirme une femme du camp. D'autres, en revanche, «ne veulent plus rien avoir à faire avec ça». Lors d'une manifestation contre les descentes de sécurité dans le camp plus tôt cette année, une femme a été filmée disant aux gardes: «Nous sommes ici maintenant, mais un jour, ce sera votre tour».

«L'Etat islamique ne disparaîtra pas, même si vous nous tuez et nous battez (...) La mort ne nous fait pas peur», a-t-elle ajouté. Une Egyptienne a ensuite été vue en train d'appeler au calme en disant: «Nous ne voulons pas de problèmes».

La méfiance est telle que certaines femmes refusent d'être traitées par la médecine occidentale, ce qui entraîne des épidémies, comme récemment la rougeole. Les femmes et les enfants de l'annexe doivent obtenir une autorisation pour se rendre dans les centres de santé situés à l'extérieur du camp.

Cela prend «des jours, des semaines, voire des mois» pour les cas moins critiques, selon Liz Harding, chef de mission de Médecins sans frontières (MSF) dans le nord-est de la Syrie. «La peur, les restrictions de mouvement, l'insécurité et le manque de services d'urgence la nuit» les privent de soins, ajoute-t-elle.

Certains font entrer clandestinement des médicaments et au moins une femme effectue des interventions dentaires clandestines, ce qui a conduit à des cas de septicémie. «Elle n'a pas les outils nécessaires, mais il n'y a pas d'autres soins dentaires», se plaint une Russe.

Un fardeau énorme

La situation pèse lourdement sur les Kurdes syriens qui dirigent le camp. De nombreux gardes ont perdu leurs camarades tués par des combattants de l'EI dont ils doivent désormais protéger les familles. «C'est un problème majeur, (...) un fardeau à la fois financier, politique et moral», déclare à l'AFP le chef des FDS Mazloum Abdi.

Les ONG présentes dans le camp estiment que les enfants ne devraient pas avoir à payer le prix des actions de leurs parents. «Les mères veulent que leurs enfants aillent à l'école, grandissent en bonne santé et espèrent qu'ils ne seront pas victimes de discrimination à cause de tout ce qu'ils ont vécu», affirme Mme Achilles de Save The Children.

Interrogé par l'AFP sur le sort de ces femmes et de ces enfants, le Pentagone a déclaré que «la seule solution durable à long terme pour les résidents (...) est le retour ou le rapatriement des personnes déplacées vers leurs régions ou pays d'origine». Les autorités kurdes exhortent constamment les pays à rapatrier leurs ressortissants, mais elles ont peu d'espoir.

Selon Jihan Hanane, la directrice de l'administration civile du camp, il y a «des nationalités qui n'intéressent personne». La Suède vient de déclarer qu'elle ne rapatriera ni enfants ni adultes des camps de prisonniers djihadistes du nord-est de la Syrie. La France a cessé à l'été 2023 les rapatriements collectifs faute de volontaires et après avoir mené quatre opérations en un an.

L'Irak a commencé à lentement rapatrier ses ressortissants, mais le retour des Syriens dans les zones contrôlées par le gouvernement semble impossible. «Nous souhaitons que tous puissent rentrer chez eux», dit Mme Hanane. Cela ne suffit pas à rassurer une mère russe de deux enfants qui déclare à l'AFP se sentir abandonnée. «Il n'y a nulle part où aller. Il n'y a pas de solution.»