Argentine«L’avenir est vraiment dangereux» - Milei tronçonne la culture
AFP
19.4.2024
«Délire», «danger», «bord du précipice»... De l'acteur Ricardo Darin à la pianiste virtuose Martha Argerich, tout ce que l'Argentine compte d'artistes ou référents culturels, soutenus par une pléiade de pairs à l'étranger, sonne l'alarme pour une culture que le gouvernement ultralibéral Milei entend, au mieux, «auditer».
AFP
19.04.2024, 07:36
Gregoire Galley
Prière de ne plus envoyer de projets à l'Institut national du cinéma et des arts audiovisuels, pendant trois mois : l'INCAA, qui co-finance une dizaine de films par an, n'examinera plus rien, a décrété son administrateur nommé par le gouvernement, le temps d'étudier «de nouvelles normes de régulation de la promotion audiovisuelle avec objectif de s'adapter au monde d'aujourd'hui».
La musique, le livre, le cinéma surtout, regardent avec inquiétude les mouvements de «tronçonneuse» par lesquels le président depuis quatre mois entend assécher la dépense publique jusqu'à un «déficit (budgétaire) zéro», et dompter enfin une inflation pathologique (288% en interannuel).
L'activité cinéma est quasiment à l'arrêt, indique à l'AFP Paula Orlando, productrice indépendante de 31 ans dans le secteur depuis 12 ans - et qui attend un versement de l'INCAA. Elle envisage à présent «de quitter le pays pour travailler dans l'audiovisuel, car les perspectives en Argentine sont infimes».
Le coup est passé près en janvier, avec la «Loi Omnibus», méga-projet législatif qui envisageait une refonte de l'INCAA, de son financement. Et par ailleurs «libérait» le secteur du livre, abrogeant une loi qui protège les petits libraires. Le parlement a au final retoqué la Loi omnibus, dont une nouvelle mouture est en gestation.
Mais l'INCAA (12 millions de dollars de budget, passé de près de 700 à 550 postes) reste dans le viseur : un décret récent prévoit d'autres non-renouvellements, taille dans les frais de fonctionnement, les subventions aux provinces, festivals, etc.
Ces coups de serpe interviennent sur fond d'échanges toxiques sporadiques entre Javier Milei et le monde artistique. Tweets au vitriol contre Lali Esposito, une star pop-latino «subventionnée» pour avoir chanté à des festivals en province recevant des subventions. Ou saillies contre «le financement de films que personne ne va voir (...) au lieu d'utiliser cet argent pour donner à manger aux gens».
Des arguments qui font bondir Ricardo Darin, tête de gondole d'un cinéma argentin qui est le plus primé d'Amérique latine avec notamment deux Oscars du meilleur film étranger, «L'histoire officielle» (1985) et «Dans ses yeux» (2009).
«Croire que les choses horribles dans notre pays depuis des décennies, l'effritement de l'éducation, du travail formel, le nombre de gens dans la pauvreté, ont quelque chose à voir avec (...) le secteur artistique est du délire. Tout simplement», s'est-il emporté en mars, en présentant «Reposer en paix», un long métrage qu'il produit.
Luis Sanjurjo, ex-directeur de la Culture au gouvernement précédent, et titulaire de la chaire Politiques culturelles à l'Université de Buenos Aires, considère que l'industrie culturelle génère plus de 300.000 emplois formels.
«La grande illusion est de penser que le marché remplace l'Etat» en matière de culture, affirme-t-il à l'AFP. A ceci s'ajoute la toile de fond de la récession, d'un pouvoir d'achat qui fond sans fin, entre inflation et brutale dévaluation (50%) du peso en décembre. Quand les coûts obligent à des sacrifices, c'est la culture qui saute en premier.
A une semaine de la Foire internationale du Livre à Buenos Aires - où Milei présentera un nouveau livre, son 18e - le président de la Chambre argentine du Livre, Martin Gremmelspacher, assure à l'AFP qu'en février, comme en janvier, les ventes de livres ont chuté de 30% par rapport à l'an dernier.
A l'étranger, ces angoisses sont relayées : en janvier la tribune d'une kyrielle d'acteurs et réalisateurs (Kaurismaki, Almodovar, Huppert), en mars encore la Société (française) des réalisateurs de films évoquait un cinéma argentin «au bord du précipice». Et il n'y a guère un festival qui n'exprime «une pensée pour le cinéma argentin», comme récemment Thierry Frémaux, présentant la sélection de Cannes 2024.
Réagissant à la «suspension», officiellement pour cause de «transition administrative» de bourses à son nom pour jeunes musiciens, la pianiste Martha Argerich, 82 ans, rappelait début avril qu'elle-même, jeune, avait reçu une aide publique, «fondamentale» dans son évolution. «Si l’État ne soutient ni ne contribue à la culture, l'avenir est vraiment dangereux».