Interview Christoph Blocher: «Si j’écoutais ma femme, je serais déjà à la retraite»

Silvana Guanziroli

1.2.2019

Christoph Blocher s’est fixé pour mission d’empêcher l’adoption de l’accord-cadre avec l’UE. Sa mission est si importante que même à 78 ans, il ne pense pas à lever le pied.
Christoph Blocher s’est fixé pour mission d’empêcher l’adoption de l’accord-cadre avec l’UE. Sa mission est si importante que même à 78 ans, il ne pense pas à lever le pied.
Simon Ziffermayer

Il veut sauver l’indépendance suisse. C’est pourquoi l’ancien Conseiller fédéral Christoph Blocher livre un combat acharné contre l’accord-cadre avec l’UE. Alors que ses partisans l’adorent, ses détracteurs pensent qu’il court après un fantôme. Il affirme encore sa position dans la rubrique «Jetzt mal ehrlich» de «Bluewin».

Monsieur Blocher, parlons de l’UE, une construction que vous êtes loin de porter dans votre cœur. Quand avez-vous su que la Suisse ne pourrait jamais faire partie d’une telle structure?

Très tôt. J’approchais la trentaine. Friedrich Traugott Wahlen siégeait encore au sein du gouvernement (Conseiller fédéral jusqu’en 1965, NDLR). À l’époque, la Suisse venait d’adhérer à l’AELE, l’Association européenne de libre-échange, mais avait refusé de rejoindre la Communauté économique européenne (aujourd’hui l’UE), car — comme l’avait alors expliqué Wahlen à l’UE — la Suisse refuse d’abandonner un ordre étatique qui a fait ses preuves. Par ce geste, la Suisse avait donné un signal clair d’indépendance.

Vous vous êtes donc toujours senti menacé par l’UE?

Menacé, pas vraiment. Il existe une ligne rouge à ne pas franchir: la Suisse indépendante veut continuer à se gouverner seule. Elle est autonome, neutre et repose sur un système de démocratie directe. Le règlement de ses affaires internes ne peut être confié à d’autres États! Les citoyens sont les législateurs et grâce au fédéralisme, les Cantons peuvent agir en toute autonomie.

Cette démarcation est à nouveau au coeur de l'actualité aujourd'hui. Le Conseil fédéral n’a pas rejeté l’accord-cadre avec l’UE, il l’a envoyé en consultation. Une situation qui est loin de vous réjouir.

Cette consultation n’est qu’une action de propagande mise en place pour amener le Parlement à dire oui. Le Conseil fédéral n’a voulu se prononcer ni en faveur du non, ni en faveur du oui. Il a donc décidé de reporter la décision. J’ai peur que le Conseil fédéral et la majorité parlementaire n’aient pas la force de défendre leur indépendance face à la pression des Commissaires européens. Nous aurons donc droit à un votre populaire.

Ce que je trouve réjouissant, c’est que de plus en plus d’opposants à l’accord font entendre leur voix depuis son annonce. Ainsi, alors que les Cantons craignent, à juste titre, que cet accord-cadre ne leur fasse perdre leur souveraineté fiscale, les militants écologistes réalisent que l’UE compte lever l’interdiction du génie génétique. Quant aux syndicats, ils se rendent compte qu’en cas d’acceptation de l’accord, ce ne sera plus Berne, mais Bruxelles qui statuera sur les questions de protection salariale.

À quelle fréquence téléphonez-vous au Conseiller fédéral Ueli Maurer pour discuter du sujet?

De temps en temps. Cependant, je m’entretiens également avec d’autres Conseillers fédéraux. En réalité, cet accord-cadre était déjà sur toutes les lèvres quand j’étais encore Conseiller fédéral. Et déjà à l’époque, je m’étais opposé à la mise en place d’un quelconque lien institutionnel. Ensuite, en 2013, l’UE a demandé à ce que la Suisse soit rattachée à l’UE sur le plan institutionnel — le pays devait s’engager à respecter des lois étrangères et les décisions de juges étrangers. Malheureusement, le Conseil fédéral et la majorité du Parlement ont accepté. Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire? Beaucoup de choses. Par exemple, que les citoyens européens, dans le prolongement du principe de libre circulation des personnes, bénéficient du droit de vote à l’échelle communale.

Vous parlez déjà d’un référendum si le Conseil fédéral devait se prononcer en faveur de l’accord-cadre. Combien de temps et d’argent y consacrerez-vous?

J’ai quitté le Conseil national pour me consacrer entièrement à cette question. Cependant, je ne sais pas encore combien d’argent j’investirai là-dedans. Qui vivra verra.

Pour Christoph Blocher, la situation actuelle est comparable à celle autour de l’accord sur l’EEE en 1992.
Pour Christoph Blocher, la situation actuelle est comparable à celle autour de l’accord sur l’EEE en 1992.
Simon Ziffermayer

Vos partisans sont contents que vous protégiez la Suisse de l’UE. Pour vos détracteurs, en revanche, vous vous acharnez. Qu’avez-vous à dire à cela?

Si je compare mon engagement au combat que j’ai mené contre l’adhésion à l’EEE/UE (Espace économique européen, NDLR) en 1992, je constate qu’il existe une différence manifeste. Aujourd’hui, je ne suis plus si seul. L’opposition s’organise bien au-delà de ma communauté de partisans. Cette année, même l’UDC nous apporte son soutien, ce qui n’était pas le cas il y a 27 ans. Pour ceux qui sont prêts à sacrifier la Suisse pour servir leurs propres intérêts, cela peut en effet ressembler à de l’acharnement.

Cependant, vous n’avez plus 20 ans. N’en avez-vous parfois pas assez de vous battre? N’y a-t-il pas des moments où votre femme vous dit: «Laisse tomber et profite de ta retraite»?

Si j’écoutais ma femme, cela ferait déjà longtemps que je serais à la retraite. Mais il ne faut pas écouter sa femme sur ces questions-là. Même si elle a probablement raison, ce serait certainement plus agréable (rires). Cependant, je ne suis pas là pour cela. Car il faut du temps, de la force, une bonne dose d’indépendance personnelle et beaucoup d’expérience pour empêcher l’adoption de cet accord de soumission. Et j’en ai. En outre, je peux compter sur le soutien de jeunes recrues toutes fraîches. C’est pour cette raison que Roger Köppel a repris la présidence d’EU-NO, le comité contre l’adhésion à l’UE.

Votre succession est donc réglée.

Oui, dans tous les domaines. J’ai cédé toutes mes entreprises, elles appartiennent désormais à mes enfants et ils s’en occupent bien. J’ai quitté le Conseil national et la direction du parti, place aux jeunes! Il y a Roger Köppel, ma fille Magdalena Martullo et toute une série de Conseillers nationaux UDC particulièrement talentueux. Cependant, beaucoup ne voudront naturellement pas suivre la pénible voie que j’ai suivie. Ils ont peur de se mettre l’Establishment à dos. De mon côté, je n’ai jamais eu aucun problème avec cela.

Vraiment? Après tout, ce n’est pas toujours drôle de se faire attaquer.

Non, mais c’est une chose dont il faut s’accommoder; c’est pour la bonne cause.

Si l’accord-cadre fait l’objet d’un vote populaire, vous n’aurez aucune garantie de vous en sortir. Vous pourriez avoir à essuyer votre première défaite sur la question européenne. Cela pourrait nuire à votre héritage.

Je n’ai que faire de mon héritage. Cependant, si l’indépendance suisse est sacrifiée, ce sera très mauvais pour le pays. J’ai été un grand exportateur suisse toute ma vie. Si soudainement, le pays fait face aux mêmes conditions que celles qui prédominent au sein de l’UE, des conditions mauvaises pour la Suisse, je ne vois plus aucune raison de continuer à produire en Suisse. Et beaucoup d’entrepreneurs pensent comme cela. Ils prendront alors rapidement leurs jambes à leur cou et cela pourrait toucher durement le pays.

2019 est une année électorale. La migration est un des grands thèmes de l’UDC. Cependant, cela fait longtemps qu’il n’y avait plus eu aussi peu d’immigration dans le pays. Ce thème central manque-t-il au parti?

Moins d’immigration? Là, vous vous laissez abuser. Allez vous promener dans la rue, rendez-vous à la gare de Berne ou de Zurich, et regardez autour de vous! Lorsque j’étais encore en fonction, j’ai réussi à faire passer le nombre de demandes d’asile de 20 000 à 10 000. Et s’ils ne m’avaient pas chassé de mon poste, j’aurais même pu atteindre les 5000 l’année suivante, en 2008. Nous sommes à nouveau bien loin de ces chiffres.

Le nombre de demandes d’asile en Suisse. Fin septembre 2018, le pays avait déjà enregistré 11 484 requêtes. Lorsque Christoph Blocher siégeait au Conseil fédéral en 2007, ce nombre s’élevait à un peu plus de 10 000.
Le nombre de demandes d’asile en Suisse. Fin septembre 2018, le pays avait déjà enregistré 11 484 requêtes. Lorsque Christoph Blocher siégeait au Conseil fédéral en 2007, ce nombre s’élevait à un peu plus de 10 000.
Bundesamt für Migration

En 2015, avec l’ouverture de la route des Balkans et le conflit syrien, la Suisse a reçu près de 40 000 demandes d’asile. Un chiffre qui, fin septembre de l’année dernière, ne s’élevait plus qu’à 11 484….

«Plus que»? La majorité des demandeurs d’asile ne sont pas des personnes persécutées qui craignent pour leur vie. Aujourd’hui, toutes les personnes qui entreprennent le voyage sont qualifiées de réfugiés, même tous les réfugiés économiques. C’est le nombre d’étrangers admis à titre provisoire qui explose. Et presque tous restent ici pour cinq ans. Leur nombre sera bientôt supérieur à celui des réfugiés reconnus. Et il suffit à ces personnes de passer cinq ans sur le territoire pour obtenir le droit de rester. Ce sont désormais les communes qui doivent assumer les coûts associés. Et cela ne va faire que renforcer leur ressentiment. Pour certaines communes, les coûts sociaux représentent déjà aujourd’hui plus de la moitié du budget!

Les chiffres de l’immigration en provenance de l’UE ont également baissé.

Lors de l’introduction du principe de libre circulation des personnes en 1999, les plus hautes autorités avaient promis que les immigrés se compteraient au nombre de 8000 à 10 000 par an au maximum. Aujourd’hui, ils sont trois à quatre fois plus. Et ils peuvent rester ici.

Mais ils ne restent pas tous. Au contraire. Les chiffres de l’émigration ont augmenté.

Disons les choses ainsi. Chaque année, ce sont 30 000 à 40 000 personnes qui quittent l’UE pour s’installer en Suisse. C’est certes moins que les plus de 70 000 personnes recensées au plus fort du phénomène, mais c’est toujours beaucoup plus que ce qui a été promis et que ce qui est supportable. C’est pour cette raison que la population et les Cantons ont voté en faveur de l’initiative contre l’immigration de masse, une disposition constitutionnelle que le Parlement n’a toutefois pas mise en œuvre. Et nous avons également plus de 300 000 travailleurs frontaliers, ce qui est devenu un nouveau problème avec l’accord institutionnel. Car si ces derniers sont mis sur le même pied que les Suisses en matière de retraite et de prestations sociales, cela nous coûtera plusieurs milliards de francs par an.

L’UDC continue donc à plancher sur le thème de l’immigration?

Qu’entendez-vous par cela? L’UDC souhaite résoudre l’énorme problème que représente l’immigration. C’est pour cela que les politiciens sont élus. C’est parce qu’ils n’ont pas agi que l’initiative sur le renvoi et contre l’immigration de masse a rencontré un tel succès.

Mais l’UDC n’a plus réussi à faire passer aucune initiative populaire depuis.

C’est ce qui arrive généralement aux initiatives populaires. Même si nous avons perdu, l’UDC a gagné. On ne peut lancer une initiative populaire que lorsque celle-ci aboutit à une situation de win-win. C’était notamment le cas de l’initiative pour l’autodétermination. Nous avons certes perdu, mais durant la campagne précédant le vote, nos opposants ont invoqué la démocratie directe et la primauté constitutionnelle. C’est donc une victoire. C’est ainsi que fonctionne la politique.

Pour les prochaines élections, l’UDC ne peut avoir qu’un seul objectif: atteindre à nouveau les 30%. Y parviendrez-vous? Les pronostics ne sont pas très favorables.

Je ne sais pas. Les pronostics étaient déjà très mauvais lors des élections précédentes et cela ne nous a pas empêchés de récolter pas mal de voix. Nous verrons.

L’ancien Conseiller fédéral Christoph Blocher compte bien empêcher par tous les moyens l’adoption de l’accord-cadre avec l’UE.
L’ancien Conseiller fédéral Christoph Blocher compte bien empêcher par tous les moyens l’adoption de l’accord-cadre avec l’UE.
Simon Ziffermayer

La retraite est encore loin pour vous. Cependant, beaucoup disent que vous avez perdu de votre force de persuasion. L’observateur électoral Claude Longchamp, par exemple, dit que l’ère Blocher est définitivement terminée. Que répondez-vous à cela?

Les pronostics de Claude Longchamp sont souvent à côté de la plaque. C’est peut-être parce qu’il siège au sein du comité directeur du PS. La meilleure chose qui puisse m’arriver, c’est qu’on n’ait plus besoin de moi parce que l’indépendance de la Suisse serait à nouveau défendue par tous. Après tout, tous les politiciens renoueront peut-être un jour avec les valeurs traditionnelles de la Suisse.

La Suisse en images

Retour à la page d'accueil