Un an après...Comment les hommes réagissent à des questions qui ne sont posées qu’aux femmes
D'Anna Kappeler
12.6.2020
On peut être élue meilleure footballeuse du monde ou conseillère fédérale, mais continuer de se voir poser des questions sexistes. Quelle en est la raison? Et comment les hommes réagissent-ils eux-mêmes à ces questions? Nous avons tenté une expérience.
Cela fait un an que des dizaines de milliers de femmes à travers le pays ont quitté leur poste et manifesté pour l’égalité lors de la grève des femmes de 2019. Pourtant, les femmes continuent d’être les premières cibles de questions sexistes.
Comment cela se fait-il? «Nous vivons toujours dans une société où le pouvoir et l’influence sont inégalement répartis entre les sexes», affirme Anja Derungs, responsable du Bureau de l’égalité des chances de la ville de Zurich. Elle pointe du doigt une question d’inégalité structurelle et des modèles profondément enracinés. «A travers ces questions, on essaie – souvent de façon inconsciente et involontaire – de remettre "à leur place" les femmes célèbres qui ont réussi.»
Tentons donc l’expérience en confrontant des hommes de différents horizons à des questions sexistes. Non pas des questions inventées, mais des questions qui ont été réellement posées.
Mauro Tuena, conseiller national et président de la section de l’UDC de la ville de Zurich
M. Tuena, vous n’avez pas d’enfant. Comment comptez-vous représenter les familles? (Question posée initialement à Karin Keller-Sutter et Viola Amherd le jour de leur élection comme conseillères fédérales.)
Avant de répondre, je suis surpris qu’une telle question se pose encore. L’égalité des droits est inscrite dans la Constitution fédérale. Aujourd’hui, les femmes et les hommes sont pourtant égaux en droits. Si une femme estime qu’elle est moins bien payée qu’un homme pour un travail égal, elle peut engager des poursuites. Cela vaut également pour les hommes, par ailleurs.
Pour répondre à la question, en tant qu’élu, je dois souvent parler de choses que je ne connais pas moi-même. Comme par exemple des essais sur le cannabis alors que je n’en ai jamais fumé. C’est comme quand un Vert doit prendre part à des votes sur des rues alors qu’il n’a jamais mis le pied dans une voiture. Je m’informe donc au préalable auprès des gens concernés et je discute avec différentes personnes pour pouvoir me faire ma propre opinion.
Quelle importance accordez-vous à votre apparence lors de vos apparitions? (Question posée initialement à la skieuse Lara Gut-Behrami.)
Je m’assure d’être bien habillé quand je suis sur une estrade ou à la télévision. Mes ongles sont coupés proprement, mes cheveux sont coiffés, mon costume doit bien m’aller. Mon apparence doit être convenable lors de mes apparitions publiques, j’y tiens.
Poser cette question à une footballeuse, c’est déplacé. Ces deux choses n’ont aucun rapport, alors s’il vous plaît… Si on me posait une telle question, je ne m’étendrais pas là-dessus.
Christoph Sigrist, pasteur au Grossmünster de Zurich
M. Sigrist, vous avez des enfants, maintenant vous êtes ici et vous travaillez. Comment gérez-vous tout cela? (Question posée initialement à Anita Weyermann, ancienne athlète).
On ne m’a jamais posé cette question. Eh bien, j’y arrive parce que mon épouse et moi avons discuté de qui serait responsable de l’éducation des enfants chez nous avant même la naissance de nos deux fils. Nous avons défini cela d’un commun accord après un état des lieux. Pour des questions d’équilibre entre vie professionnelle et vie familiale, je pourrais poser cette question à des employés – aux hommes comme aux femmes, bien évidemment.
Quelle importance accordez-vous à votre apparence lors de vos apparitions? (Question posée initialement à la skieuse Lara Gut-Behrami.)
Ça ne se demande pas – cette question m’écœure. J’en ai fait l’expérience: j’ai vécu cette forme de sexisme du côté des hommes, contre mon père. Quand il est devenu diacre, c’est-à-dire intervenant social au sein de l’Eglise, on lui a dit qu’il aurait été préférable de voir un homme plus beau occuper cette fonction.
Vous savez «twerker»? (Question posée initialement à Ada Hegerberg lors de la cérémonie de remise du Ballon d’Or, lors de laquelle elle a été élue meilleure footballeuse du monde.)
Qu’est-ce que c’est?
Une danse qui se pratique en remuant les fesses en position accroupie.
On a vraiment posé cette question à Ada Hegersberg? [Il marque une pause.] C’est sexiste, c’est même au-delà. Sur le fond, à propos de toutes ces questions, je voudrais dire que si on ne les pose qu’à des femmes, c’est de la discrimination à l’égard des femmes et c’est révoltant.
Benjamin Lüthi, ancien footballeur et expert Teleclub
M. Lüthi, vous n’avez pas d’enfant. Comment comptez-vous intéresser les familles au sport? (Question posée initialement à Karin Keller-Sutter et Viola Amherd le jour de leur élection comme conseillères fédérales.)
J’ai moi-même été enfant un jour et je fais donc toujours partie d’une famille aujourd’hui – même si je n’ai pas d’enfant. Je peux donc parler rétrospectivement en me fondant sur mon expérience. J’ai donc très probablement acquis une expérience familiale. D’un autre côté, je peux idéalement représenter les personnes qui n’ont pas fondé de famille. C’est un juste équilibre.
Quelle importance accordez-vous à votre apparence lors de vos apparitions? (Question posée initialement à la skieuse Lara Gut-Behrami.)
J’ai besoin de me sentir à l’aise. Avant d’apparaître en public, je m’habille de manière à me sentir à l’aise selon le cadre. L’apparence en elle-même est secondaire pour moi, l’essentiel est que je sois performant.
Vous savez «twerker»? (Question posée initialement à Ada Hegerberg lors de la cérémonie de remise du Ballon d’Or, lors de laquelle elle a été élue meilleure footballeuse du monde.)
Voyons voir. Je dois essayer de le montrer? (rires) J’aime parfois jouer les idiots et ne pas me prendre au sérieux. [Il reprend son sérieux.] Mais se voir poser cette question en tant que femme, qui plus est à la cérémonie de remise du Ballon d’Or, c’est quelque chose de complètement différent. Avec un homme, c’est plutôt drôle, mais avec une femme, c’est immédiatement connoté. Ce genre de question dépend du contexte – et lorsqu’elle a été posée à Ada Hegerberg, c’était complètement à côté de la plaque.
«Le sexisme n’est pas un problème de luxe»
Que faire face à cette inégalité? «Il faut un changement et une volonté de remettre en question et de briser les normes», estime Anja Derungs, du Bureau de l’égalité des chances. Selon elle, le sexisme – c’est-à-dire les différences de traitement et les pratiques dévalorisantes fondées sur le sexe d’une personne – n’est pas un problème de luxe. Le plus important est de rendre ces stéréotypes visibles et de les nommer.
Il s’agit donc de «remettre en question sa propre position sociale, [de] lutter contre les inégalités, [de] prendre ses responsabilités», explique Anja Derungs. Mais aussi de «dénoncer les choses comme étant du sexisme, même si c’est désagréable». Selon elle, cela nécessite une large mobilisation des femmes et des hommes solidaires, comme lors de la grève des femmes il y a un an. Par ailleurs, poursuit-elle, cette force n’a pas disparu, mais a simplement pris une forme différente cette année en raison de la situation de pandémie.