Prévoyance vieillesse«L’AVS disparaîtra si la Suisse cesse d’exister»
Léo Martinetti
31.3.2023
La réforme des retraites agite depuis de nombreux jours la vie politique française. Alors qu’en Suisse, le projet «AVS 21» a été accepté l’an passé, où en sommes-nous aujourd’hui ? Analyse des enjeux et défis qui attendent le système de prévoyance vieillesse helvétique avec Matthieu Leimgruber, professeur d'histoire moderne à l'Université de Zurich et spécialiste des assurances sociales.
Léo Martinetti
31.03.2023, 07:55
31.03.2023, 10:53
Léo Martinetti
Beaucoup de personnes, notamment des jeunes, craignent de ne jamais pouvoir bénéficier d’une retraite. Est-ce que cette peur est justifiée ?
«L’AVS disparaîtra si la Suisse cesse d’exister comme nation constituée. Pour l’instant, nous n’en sommes pas là et si c’était le cas, nous aurions d’autres soucis. Un pays qui a mis en place un système de retraite et qui, par la suite, arrête de verser des rentes, cela n’existe pas. Pour le dire autrement, il s’agit de craintes sans fondement.»
«Nous sommes donc bien éloignés d’une faillite imminente du système»
Matthieu Leimgruber
Spécialiste des assurances sociales
«Cela dit, si de telles conceptions pessimistes circulent dans la société, c’est parce qu’elles sont nourries par les discours alarmistes qui dépeignent constamment le système de retraite comme faisant face à de grandes difficultés financières, voire se trouvant “au bord du gouffre”. Cette rengaine a émergé il y a une trentaine d’années, au moment même où commençaient des débats difficiles sur le financement à long terme des systèmes de retraite. C’est aussi durant cette période que s’affirme une conception très négative du vieillissement démographique. L’augmentation du nombre des personnes retraitées et de leur longévité constituerait un poids financier toujours plus lourd et par conséquent, justifierait de manière quasi inéluctable des “réformes” qui sont en fait des coupes dans les prestations.»
Mais le vieillissement démographique est tout de même un fait avéré…
«Le vieillissement de la population est réel, mais il n’est qu’une des variables du financement des retraites. Entre 1980 et 2020, le nombre de personnes au bénéfice de l’AVS a presque doublé, de 900'000 à près de 1,6 millions de personnes. Et pourtant, durant la même période, le coût annuel des retraites versées par l’AVS, en pourcent du produit intérieur brut, n’a pas doublé mais augmenté seulement de 20%. Nous sommes donc bien éloignés d’une faillite imminente du système et la Suisse, un des pays les plus riches du monde, a encore de la marge pour financer l’AVS.»
Si nous prenons l’exemple de l’affaire Crédit Suisse, pour laquelle des milliards ont été débloqués, nous pouvons donc comprendre que le financement du système de prévoyance vieillesse est une question politique et d’allocation des ressources ?
«Le contraste est en effet saisissant entre les réticences récentes du Conseil fédéral à indexer les rentes AVS pour compenser la hausse de l’inflation et la décision, prise dans l’urgence absolue, d’allouer des dizaines de milliards à une banque en déroute. Ces décisions sont évidemment liées à des choix politiques, et non pas au fait que l’argent manque.»
En 2022, le peuple a accepté le projet «AVS 21», quels sont les questions qui restent en suspens aujourd’hui ?
«L’automne dernier, nous votions sur l’AVS, mais n’oublions pas qu’il y a d’autres composantes au système de retraite et que les débats sont asynchrones, ils n’avancent pas à la même vitesse. Maintenant que le projet “AVS 21” est passé de justesse, la prochaine controverse politique concerne non seulement la réforme du deuxième pilier, mais aussi une initiative populaire des jeunes PLR proposant une hausse de l’âge de la retraite à 67 ans pour toutes et tous. Ces projets feront sûrement l’objet de luttes référendaires et de débats passionnés durant les prochains mois.»
«Depuis 1947, date de fondation de l’AVS, l’avenir des retraites revient constamment dans l’arène politique. Les assurances sociales sont des éléments constitutifs de nos sociétés. Ce sont des systèmes dynamiques, qui ne cessent d’évoluer.»
Où se situe la Suisse par rapport à ses voisins en matière de prévoyance vieillesse ?
«L’idée que nous avons un système unique au monde est erronée. La plupart des pays industrialisés ont un système de retraites à deux voire trois étages. Ils ne l’appellent simplement pas système des “trois piliers”. En Suisse, cette métaphore est issue de luttes politiques qui ont eu pour résultat la mise en place du deuxième pilier obligatoire, puis de l’épargne vieillesse individuelle (le troisième pilier). Cette solution ternaire visait à renforcer le poids des retraites financées par le placement de capitaux accumulés dans les caisses de pension, au détriment du financement par répartition que connaît l’AVS.»
«L’idée que nous avons un système unique au monde est erronée»
Matthieu Leimgruber
Spécialiste des assurances sociales
«En France ou en Allemagne, la retraite repose aussi sur plusieurs composantes, mais le rôle des solutions capitalisées demeure nettement plus faible qu’en Suisse. La particularité du système suisse réside notamment dans le poids important accordé aux caisses de pensions organisées par les entreprises et les compagnies d’assurance-vie dans un cadre obligatoire, encadré par l’État.»
«Le système hollandais est très semblable au cas suisse. Cependant, les 50 caisses de pension hollandaises couvrent des secteurs d’activité entiers, alors qu’en Suisse, le deuxième pilier est constitué de plus de 1000 institutions de prévoyance de tailles très diverses. La fragmentation des caisses de pension est aussi très forte dans un pays comme les États-Unis. Mais dans ce cas, l’affiliation au deuxième pilier n’est pas obligatoire. En fin de compte, ce qui se passe en Suisse se passe également à l’étranger, mais les configurations sont un peu différentes.»
De violentes manifestations concernant la réforme des retraites ont lieu actuellement en France. Pourquoi pas en Suisse ?
«En France, le report de l’âge de la retraite provoque, comme en Suisse l’année dernière, des controverses très vives. Ceci d’autant plus que les montants des retraites sont nettement plus modestes qu’en Suisse. Mais comme les opposants au projet du gouvernement ne disposent pas des outils de la démocratie directe et, au vu du blocage de la situation au Parlement, ils n’ont pas d’autre choix que de s’exprimer directement dans la rue. Mais au final, si les moyens d’action politiques diffèrent, les enjeux sont très semblables. »