«Dimanche noir» Le paquet d'aide à la presse était trop chargé, disent les journaux

ats

14.2.2022 - 02:36

«Dimanche noir pour la presse», la «solitude des médias», «le journalisme en danger»: la presse suisse parle d'un rejet «attendu» des aides fédérales à la presse. Elle appelle les autorités à revenir à la charge, en tenant compte des critiques.

Les Suisses ont refusé dimanche par 54,6% un paquet d'aide à la presse de 151 millions de francs (archives).
Les Suisses ont refusé dimanche par 54,6% un paquet d'aide à la presse de 151 millions de francs (archives).
ATS

Keystone-SDA, ats

«Trop chargé, le bateau a sombré»: les Suisses ont refusé dimanche par 54,6% un paquet d'aide de 151 millions de francs, «mal ficelé» et «trop complexe», pour soutenir les journalistes, constate Le Quotidien Jurassien. Le journal pointe les grands éditeurs du pays. «Sans ces passagers de première classe, il est fort probable que le navire d'aides fédérales aux médias serait arrivé à bon port hier».

Il relève aussi un «nein» alémanique imposé au reste de la Suisse, qui s'explique «par la présence des grands éditeurs du pays à Zurich, le poids de l'UDC, la manière de concevoir l'aide de l'État et l'environnement médiatique différent de celui de la Suisse romande».

Ce «Röstigraben» apparaît non seulement au niveau fédéral, mais aussi dans les cantons de Fribourg et du Valais, remarquent La Liberté et Le Nouvelliste. «Si les citoyens fribourgeois acceptent nettement (57,4% des suffrages) le paquet d'aide à la presse, avec un soutien culminant à 64,8% en Sarine, les districts germanophones se montrent nettement moins enthousiastes», écrit le commentateur fribourgeois.

«Machine de guerre de l'UDC»

En Valais, le rejet de la loi par les germanophones a fait basculer le canton dans le camp du «non». «Difficile d'expliquer ce résultat en demi-teinte», juge Le Nouvelliste. «Si les autres Romands ont offert dimanche une vraie preuve d'amour à leurs médias en défiant les Alémaniques (et les Haut-Valaisans) plus froids sur sujet, le Valais romand nous donne au mieux une marque d'affection», le Bas-Valais et le Valais central ayant accepté le projet du bout des lèvres.

Pour le journal fribourgeois, cette défiance populaire au plan national vient en partie de la crise liée au Covid-19. «Des voix reproch[ent] aux médias d'être les porte-parole trop dociles des autorités». Dans ce contexte, «les opposants à la loi ont eu beau jeu de prétendre que l'argent de la Confédération irait engraisser des grands groupes de presse qui n'en ont pas besoin».

Et, remarque Le Courrier, «la machine de guerre de l'UDC a une nouvelle fois montré sa redoutable efficacité. Pas question de verser de l'argent aux gros éditeurs, a claironné la formation d'extrême droite. Et tant pis si c'était une Fake News, le gros des 150 millions devant aller aux petits éditeurs».

Etre davantage à l'écoute

Le journal genevois estime que la presse «porte aussi une part de responsabilité», en ayant rejeté pendant longtemps l'idée d'une aide directe aux médias. «Ce n'est que depuis quelques années, sous les coups de boutoir des géants d'Internet qui siphonnent la publicité et le contenu des journaux, que la croyance aveugle aux bienfaits des lois du marché a cédé la place à une vision moins dogmatique. Trop tard sans doute».

La forme de paquet qu'avaient ces aides à la presse est également en cause, affirme Le Temps. «Une nouvelle fois, les Suisses ont démontré qu'ils détestent les paquets électoraux. Le Conseil fédéral et les parlementaires doivent enfin l'entendre. Tout comme ils seraient bien inspirés d'être davantage à l'écoute pour éviter que le décalage se creuse entre la population et les élus».

En effet, ce dimanche de votations est un fort «désaveu» pour l'exécutif fédéral et le législatif fédéral, qui «se sont inclinés sur trois des quatre objets soumis à votations [...] Ces résultats prouvent que le fossé se creuse entre les préoccupations de la population et celles de la majorité des dirigeants», ajoute le journal.

Pour L'Agefi, ces votations doivent se lire sous l'angle du rôle de l'Etat et de la place laissée au marché. «Les subventions aux médias [...] auraient accru le rôle de l'Etat sur un marché dont une des raisons d'être tient précisément dans sa capacité à critiquer les autorités publiques».

Des pistes

«Et maintenant, que faire?», s'interroge Le Courrier. Car «après ce 'non' du peuple, la mission des médias suisses [...] demeurera la même: vous informer même si cela ne vous plaît pas toujours», avec des moyens qui resteront pareils à ceux d'aujourd'hui: «insuffisants», constate Le Nouvelliste.

Et «la prochaine initiative de l'UDC pour réduire de moitié les redevances radio et TV dessine clairement un projet global: profiter de la crise actuelle pour affaiblir les médias professionnels non partisans», estime ArcInfo. «S'il se concrétise, dans dix ans, les titres actuels pourraient être supplantés par des publications orientées, sans nuances, au service de tel ou tel courant politique ou financier».

A l'instar des autres journaux, Le Quotidien Jurassien appelle à remettre «urgemment» l'ouvrage sur le métier. Il demande que le Conseil fédéral intervienne «afin que La Poste renonce aux hausses de tarifs de distribution». Et «l'idée d'une aide à la transition numérique ne doit pas être abandonnée». Une autre piste possible consisterait en «une action un peu résolue pour instaurer la fameuse Google Tax», ajoute Le Courrier.

Dans l'immédiat, note le journal 24 Heures, «il faudra faire sans de nouvelles ressources pour distribuer à prix correct ce bon vieux journal dans les boîtes aux lettres en plaine comme en montagne, en ville comme en campagne», alors que le prix du papier est en forte hausse. «Aide aux médias ou pas, nous continuerons à vous informer avec passion et en toute indépendance», poursuit-il.

Outre-Sarine

Conséquence d'une campagne «terne» et sans «débats passionnés sur la cohésion du pays», «les arguments expliquant pourquoi le quatrième pouvoir a besoin d'un soutien urgent n'ont pas pris», remarque le TagesAnzeiger, outre-Sarine. S'il peut y avoir des raisons valables au «non» des citoyens, il faut se «demander si seules des insuffisances ponctuelles ont conduit au rejet ou si un mécontentement plus profond à l'égard des médias suisses en est la cause. Ce débat doit être mené, non pas pour satisfaire la vanité d'une branche, mais pour des raisons de politique nationale».

Ce n'est en tout cas pas un vote de défiance envers la presse, même si le rejet de la loi est clair, assure le Blick. La pandémie de Covid19 «a montré qu'en temps de crise, la plupart des gens s'informent auprès des médias établis [...] En réalité, les médias ne souffrent pas de la perte de lecteurs, de téléspectateurs et d'utilisateurs, mais de la fuite de la publicité vers Google, Facebook & Co». Le journal zurichois voit d'un bon oeil le projet «prometteur» de la ministre de la justice Karin Keller-Sutter, qui envisage l'instauration d'un droit voisin, comme certains Etats de l'UE. «Les géants de la technologie devraient dédommager les médias pour l'utilisation de leurs contenus. Ce ne serait rien moins qu'équitable».

Pour la Berner Zeitung, en revanche, ce «'non' révèle une nouvelle méfiance envers les médias et rend le journalisme politique plus difficile [...] Le journal, en tant que principal média de formation de l'opinion politique, en ressort affaibli». Le nombre de médias qui peuvent encore s'offrir des reportages régionaux va probablement diminuer, estime le journal bernois. «La population rurale en pâtira le plus [...] Les cartes du paysage médiatique seront peut-être redistribuées. La SSR, financée par la redevance, pourrait en profiter temporairement, car elle s'engage de plus en plus dans le numérique».

Rare voix discordante avec L'Agefi, la NZZ se réjouit de ce «non». Le paquet d'aide pour les médias était plus que «douteux», écrit-elle. «Le Parlement a massivement développé le projet présenté par le Conseil fédéral». Le journal zurichois dénonce en outre un «produit de l'année Covid-19», accepté pendant une période où la Berne fédérale considérait être responsable de tout et où «des milliards étaient alloués presque toutes les semaines à des dépenses spéciales» dans le cadre de la lutte contre le coronavirus.