De quoi rêve-t-on en ces temps de pandémie? Scientifiques, psychanalystes, historiens, sociologues et anthropologues ont lancé des collectes de rêves, pour faire avancer la recherche sur la vie onirique mais aussi mieux comprendre la période actuelle.
Début avril, Perrine Ruby et son équipe ont élaboré «en une semaine» une enquête pour «savoir de quoi les gens rêvent» pendant que le Covid-19 sévit et que les Français doivent rester confinés.
«On sait qu'on rêve de ce qu'on vit, de notre quotidien, de ce qui nous préoccupe, et de nos souvenirs émotionnels. Donc il y avait toutes les raisons de penser que la pandémie allait s'incorporer dans les rêves», souligne cette chercheuse au Centre de recherche en neurosciences de Lyon.
Le projet se poursuit* mais les résultats préliminaires montrent déjà que le sommeil et les rêves sont bien «chamboulés», ajoute-t-elle.
Un grand nombre des quelque 2.700 participants ont indiqué «dormir plus» mais aussi avoir «plus de mal à s'endormir», avoir «plus de réveils» au cours de la nuit. Beaucoup disent se rappeler davantage de leurs rêves.
«Cela peut s'expliquer par deux choses au moins: le fait de se réveiller plus la nuit et le fait d'avoir une intensité émotionnelle plus importante», précise-t-elle.
Dans les récits oniriques, elle constate «deux tendances»: «maladie, hôpital, mort, étouffement, isolement... tous ces thèmes sont très représentés» mais «en contrepoids, il y a aussi beaucoup de thèmes très positifs: interactions avec autrui, fêtes, coopération» et un «érotisme accentué».
«Il y a vraisemblablement un côté cathartique – les émotions très pénibles qu'on vit dans la journée s'expriment à travers le rêve – et il y a aussi le côté compensation: tout ce qu'on ne peut pas vivre la journée, on le vit dans les rêves», explique-t-elle.
D'autres projets cherchent aussi à éclairer cette période de crise sanitaire à la lumière des rêves, en citant notamment comme référence le travail de la journaliste Charlotte Beradt qui avait recueilli, dans son ouvrage «Rêver sous le IIIe Reich» (1966), les rêves d'Allemands entre 1933 et 1939.
Adieux, trains, papiers
La psychanalyste Elizabeth Serin et l'historien Hervé Mazurel ont ainsi collecté plus de 300 rêves dans le cadre de leur «laboratoire de psychanalyse nomade».
Par mail**, ils demandent aux rêveurs de faire des ébauches d'interprétations mais aussi d'envoyer «un certain nombre d'informations» pour «disposer de données plus sociologiques et ethnographiques», souligne M. Mazurel.
«Comme tout individu, celui qui rêve doit être appréhendé à la croisée de ses multiples appartenances sociales, qui le font être aussi ce qu'il est», détaille l'historien des affects et des imaginaires, maître de conférences à l'université de Bourgogne.
«Cet événement socio-historique majeur qu'est la pandémie ébranle manifestement notre vie psychique et, l'avenir le dira, peut-être le fera-t-elle durablement», dit-il.
Ce travail se poursuit mais Mme Serin constate déjà que, depuis la mi-mars, «les rêves évoluent». «Au début, il y avait notamment une tonalité qui tournait autour de la question des morts», «des histoires d'adieu». Ensuite «il y a eu énormément la présence de trains» et «la question des papiers» qu'il faut «montrer», puis «sont arrivés des rêves avec des habitats qui se transforment», esquisse-t-elle.
Bernard Lahire a recueilli 380 rêves, poursuivant le travail entamé dans son livre «L'interprétation sociologique des rêves».
Conscient qu'il n'aura pas «d'échantillon représentatif» de la société française, le sociologue explique cependant vouloir «voir ce qui revient le plus comme thématiques» et la façon dont «la situation à la fois de pandémie et de confinement a des échos dans les productions oniriques.»
«Je souhaite essayer de comprendre en quoi nos rêves sont poreux par rapport au monde social dans lequel nous vivons, et comment cela fonctionne», résume-t-il.
«Les rêves ont incorporé les normes, le vécu du confinement et la peur de la maladie», confirme Arianna Cecconi, qui travaille en partenariat avec l'artiste Tuia Cherici.
Cette anthropologue, qui a notamment travaillé sur les rêves des habitants des quartiers Nord de Marseille, veut aussi s'intéresser «sur une longue durée» à la façon dont l'expérience du Covid-19 «peut continuer à nous habiter». «Combien de temps va-t-on continuer à rêver de ça ?» s'interroge-t-elle.
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