Pandémie «Vous avez le droit d'être de mauvaise humeur»

de Bruno Bötschi

9.2.2021

Ingrid Feigl: «Et puis lorsque l’on nous enlève beaucoup de choses, une question se pose bien entendu: mais que vais-je faire?»
Ingrid Feigl: «Et puis lorsque l’on nous enlève beaucoup de choses, une question se pose bien entendu: mais que vais-je faire?»
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Respecter la distanciation sociale, éviter les contacts, rester à la maison – les mesures de lutte contre le coronavirus pèsent sur l’humeur de beaucoup de personnes. La psychanalyste Ingrid Feigl se livre à des réflexions sur ce malaise croissant.

Mme Feigl, en Suisse également, les mesures de lutte contre le coronavirus ont encore été renforcées il y a deux semaines. Ce deuxième confinement en un an suscite la frustration de nombreuses personnes, mais aussi une certaine incompréhension. Pourquoi donc?

De toute évidence, nous percevons toutes ces mesures comme une atteinte à notre liberté et à notre autonomie. Jusqu’à présent, il nous apparaissait comme une évidence de pouvoir décider nous-mêmes de ce que nous voulions faire, à quel moment, comment et avec qui. La retraite et le renoncement étaient autrefois des pratiques de l’Église; aujourd’hui, nous préférons faire cela de notre plein gré, dans des centres ou en pratiquant le cocooning à la maison, mais pas y être contraints par le gouvernement. Et puis lorsque l’on nous enlève beaucoup de choses, une question se pose bien entendu:mais que vais-je faire?

A propos d'Ingrid Feigl
zVg

Ingrid Feigl  a étudié la psychologie à Zurich et suivi une formation de psychanalyste au Séminaire psychanalytique de Zurich (PSZ), où elle est encore active. Elle travaille comme psychanalyste dans son propre cabinet à Zurich depuis 1985. Depuis 2007, elle contribue à la chronique «Wer wohnt da?» de «NZZ-Folio». Sur la base de trois photographies, elle se livre à des suppositions sur le profil des personnes qui pourraient habiter les lieux.

Qu’avez-vous fait de nouveau pendant le confinement – autrement, avez-vous renoué avec vos vieilles passions?

A vrai dire, j’ai acheté un tapis de gymnastique – un achat que je n’avais jamais envisagé auparavant –, j’ai préparé diverses recettes de confiseries [de Yotam] Ottolenghi et j’en ai régulièrement fait profiter ma famille et mes amis en les déposant dans les boîtes à lait. Et je suis aussi allée me promener de temps en temps avec une amie au bord du lac de Zurich. Je ne fais jamais cela en temps normal, marcher me rend nerveuse.

Le confinement a visiblement paralysé la vie publique en Suisse; cependant, nombreux sont ceux qui continuent de se stimuler entre leurs murs pour optimiser leurs performances. Certains parlent d’ores et déjà d’une frénésie de perfectionnement personnel dans le contexte de la pandémie de coronavirus.

Nous vivons dans une méritocratie où les progrès et l’optimisation sont tenues en haute estime – en faire plus, faire mieux, aller plus haut. Pourquoi cela deviendrait-il soudainement obsolète dans le cadre du confinement? Ne rien faire, perdre son temps, se morfondre, tout cela ne se fait pas. Les loisirs et le repos sont rendus obligatoires: il faut en profiter!

Mais il est également vrai que notre méritocratie récompense les bourreaux de travail et exclut ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas se plier à la pression.

Oui. La performance et la valeur actionnariale ne s’appliquent pas seulement au marché boursier.

La peur du vide et de la comparaison permanente avec les autres forme ainsi un moteur qui nous empêche de nous reposer, même en pleine pandémie.

Le vide semble déplaire à la plupart des gens, sauf s’ils mènent dans tous les cas une vie monastique. Et la comparaison avec les autres n’est aucunement nécessaire; le surmoi rigide de chacun suffit en tant que doigt moralisateur.

«Le confinement n’est pas un temps de pause en soi, mais une mesure très restrictive qui est associée à une contrainte et à un renoncement.»

J’ai d’abord pensé qu’une telle crise aurait pour effet de ralentir notre roue de hamster, mais au lieu de cela, elle tourne maintenant dans des espaces plus petits. Pourquoi tant de personnes ont-elles tant de mal à faire une simple pause?

Faire une pause signifie que les choses reprennent tout de suite. Le confinement n’est pas un temps de pause en soi, mais une mesure très restrictive qui est associée à une contrainte et à un renoncement. Le premier confinement au printemps 2020 a été vécu par certains comme un temps mort qui leur a permis de se soulager: «Maintenant, je n’ai plus à…» La situation était nouvelle, les gens désiraient en tirer le meilleur parti.

Et maintenant?

Depuis lors, l’excitation à l’idée d’essayer de nouvelles choses, comme faire du pain, du yoga en ligne ou d’autres choses, s’est probablement estompée pour beaucoup. Désormais, chacun doit se contenter de voir comment passer au mieux le temps.

Qu’est-ce que cela signifie, concrètement?

On a envie de retrouver ses habitudes et dans le même temps, on sait que la fin de cette pause n’est pas à l’horizon, pas plus qu’un retour à la vie d’avant. C’est difficile à supporter et à cause de cela, beaucoup de gens sont aigris et perturbés. Endurer cela tout en étant essentiellement seul peut être assez éprouvant mais aussi accablant; rares sont ceux qui supportent aussi bien ce genre de privation sur le long terme.

Etes-vous aigrie en ce moment?

Je ne suis pas aigrie, mais parfois pensive, également préoccupée et je suis avec intérêt ce qu’éprouvent les gens. A titre personnel, j’ai la chance d’avoir un emploi qui me permet de continuer de travailler comme d’habitude. Mon quotidien n’a pas radicalement changé et aucune menace existentielle ne pèse sur moi. Et le fait d'être seule ne me gêne pas, peut-être parce que je suis fille unique.

Vous avez donc dû faire face à la solitude dès votre plus jeune âge.

Tout à fait. J’ai appris très tôt à faire les choses de moi-même, à ne pas toujours avoir quelqu’un avec moi pour jouer ou discuter, ainsi qu’à supporter l’ennui.

Ainsi, en principe, que puis-je faire pour rendre la situation actuelle plus supportable?

Il ne faut pas s’imposer un stress et une pression supplémentaires, ni penser qu’il faut forcément déborder de créativité et d’inventivité. Certes, cela semble bien d’«essayer de nouvelles choses» et de se lancer lorsque l’on en a envie. Mais si quelqu’un se lance dans des démarches qui ne lui correspondent pas du tout – quelqu’un de solitaire n’aime probablement pas se mettre d’un coup à participer à des apéros Zoom –, cela ne fera qu’engendrer davantage de frustration. Après coup, on se sent minable si l’on n’a rien fait.

«La crise du coronavirus ne doit pas être constamment enjolivée et réinterprétée positivement.»

Avez-vous des conseils concrets?

Je conseille aux gens de prendre soin d’eux avec modération, d’essayer d’organiser leur journée, de faire ce qui leur convient – et peut-être que cela leur donnera envie d’essayer quelque chose de nouveau. La crise du coronavirus – et une pandémie est une crise – ne doit pas être constamment enjolivée et réinterprétée positivement.

D’où vient le fait que nous préférions endurer le stress et la douleur plutôt que de ne rien faire?

Nous préférons éviter le stress et la douleur, sauf si nous sommes masochistes. Mais nous ne voulons pas tout endurer en restant passifs, nous voulons avoir une influence sur notre vie, la façonner à notre image. Il nous est souvent difficile d’accepter les choses inconfortables, de nous laisser entraîner vers ce qui est inévitable. Certains semblent avoir l’impression d’être des moutons aveugles qui doivent aller de leur plein gré à l’abattoir en se pliant aux mesures.

Et que devrions-nous exiger des responsables politiques?

Ce n’est pas à moi que vous devez demander ce qu’ils sont censés faire.

Pour quelle raison?

Je m’y connais en psyché humaine, mais pas en gouvernance d’un pays. Il n’existe pas non plus de «nous», les besoins et les intérêts des individus et des groupes sont trop divergents. Mais les responsables politiques doivent communiquer convenablement et clairement sur ce qu’ils font, afin que cela atteigne les gens. Et ils ont aussi le droit – enfin, l’obligation – d’accepter et de reconnaître leurs erreurs, surtout dans une situation qui est nouvelle pour tout le monde. Aucun de nos responsables politiques n’est à l’épreuve des pandémies.

En tant que psychanalyste, vous avez de l’expérience en gestion de crises. Quels sont vos conseils concrets pour ceux qui en ont assez après presque un an de pandémie de coronavirus? A quoi peut ressembler une attitude efficace sur le plan psychologique?

Je vais probablement vous frustrer avec ma réponse. Le mot «efficace» n’entre pas du tout dans le lexique de la psychanalyse, on ne sort rien de son chapeau comme par enchantement. Ceux qui en ont à juste titre assez et qui n’ont toutefois aucune solution rapide en vue doivent simplement tenir et être patients.

Cela n’a rien de très réconfortant.

Supporter l’insécurité et l’incertitude est quelque chose de vraiment difficile et nous n’y sommes pas habitués dans un monde où presque tout est immédiatement à portée de main. Je ne peux que soutenir les gens par rapport au fait que les choses iront mieux un jour ou l’autre et que ce désespoir et ce découragement sont tout à fait normaux dans une telle situation et non un échec personnel – lorsque l’on fait quelque chose de mal ou que l’on ne fait pas ce qui semble être juste. On a aussi le droit d’avoir les nerfs.

Il n’y a donc pas de mal à avoir les nerfs de temps à autre. Néanmoins, cette crise dure depuis un an et on ne voit pas vraiment la lumière au bout du tunnel.

Non, le tunnel est encore long et la vaccination qui s’annonce n’apporte pas de solution immédiate.

Le fait que la fin de la crise ne soit toujours pas en vue est un fardeau supplémentaire pour beaucoup. Le ressentez-vous également dans votre cabinet, c’est-à-dire dans votre travail quotidien?

Oui, mais la crise du coronavirus n’est pas la cause des problèmes; en revanche, la souffrance existante et la façon dont les individus y font face apparaissent grossies comme à travers une loupe.

Ingrid Feigl: «Le confinement n’est pas un temps de pause en soi, mais une mesure très restrictive qui est associée à une contrainte et à un renoncement.» 
Ingrid Feigl: «Le confinement n’est pas un temps de pause en soi, mais une mesure très restrictive qui est associée à une contrainte et à un renoncement.» 
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La crise du coronavirus affecte particulièrement les personnes qui craignent pour leur existence en raison de la pandémie, les célibataires qui se sentent encore plus seuls, les familles qui doivent concilier école à la maison et télétravail, ainsi que ceux qui souffrent déjà de problèmes mentaux.

Comme je l’ai dit, la crise agit comme une sorte d’accélérateur: la peur, la dépression, l’isolement, les conflits relationnels, le stress familial, tout cela s’accumule et chacun tente de faire face aux problèmes en puisant ses ressources, celles-ci étant plus ou moins bonnes.

«L’idée de donner des conseils bienveillants ne me plaît pas vraiment, car mes conseils me conviennent à titre personnel mais peuvent être inutiles pour d’autres.»

Il est simplement dommage qu’on nous dise depuis notre enfance que c’est mal de ne rien faire. Je repose donc la question: avez-vous des conseils concrets à donner pour éviter de tomber dans une frénésie de perfectionnement personnel au cours des prochaines semaines, ou pour ralentir le rythme de vie sans avoir mauvaise conscience?

L’idée de donner des conseils bienveillants ne me plaît pas vraiment, car mes conseils me conviennent à titre personnel mais peuvent être inutiles pour d’autres. Les livres de conseils connaissent un boom, on y trouve d’innombrables conseils, de la «respiration consciente» à «comment zoomer facilement». En ne faisant rien, je n’entends pas par là qu’il faut se laisser aller et déprimer ou bien adopter une attitude je-m’en-foutiste.

Que faut-il donc faire?

Il me semble important de commencer par l’essentiel, par le quotidien, par ce qui fait du bien immédiatement et à court terme, par petites étapes. On sait bien où mènent toutes les bonnes résolutions du Nouvel An, on n’a pas besoin de reproduire cela dans le confinement.

Je me dis que les prochaines semaines et les prochains mois peuvent également être une opportunité: passer régulièrement du temps à ne rien faire est important pour la santé mentale et crée un espace propice à l’inspiration.

Je vous rejoins totalement sur ce point. Je plaide pour plus d’ennui. Pourquoi ne peut-on pas s’ennuyer pour une fois? Je sais que cela semble peu tentant et complètement archaïque – et voir l’ennui comme une opportunité ne tombe peut-être pas vraiment sous le sens. Mais l’ennui est souvent la condition préalable à l’inspiration, il faut un peu de vide pour laisser de la place à quelque chose de nouveau. Et la distraction est également quelque chose de tout à fait acceptable. De temps en temps, je regarde ces séries policières bateau à la télévision, elles sont si réconfortantes, il y a toujours une solution et un dénouement heureux.

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