La retraite de Roger Federer était attendue, crainte même. Elle peut être vécue comme un deuil par toute une génération de journalistes suisses «nés» avec ses exploits et désormais orpheline.
Qu'on ait pu le découvrir dès son adolescence, qu'on ait suivi son évolution depuis ses premiers exploits majeurs ou qu'on l'ait rencontré à l'occasion de l'une de ses apparitions en Suisse, on a tous quelque chose en nous de Federer.
Le Bâlois de 41 ans a rythmé le quotidien (ou presque) de la presse sportive suisse pendant deux décennies, permettant aux plus belles plumes du pays de s'épanouir comme jamais auparavant. Les éloges (p)lues depuis une semaine en attestent. Avec des saisons à plus de 80 matches répartis sur 10 mois, l'indigestion n'était pourtant pas loin.
Mais la presse suisse a eu droit à de la gastronomie haut de gamme avec le Maître. Non seulement il régalait sur un court, où son élégance tendait vers l'art, mais il le faisait aussi à l'heure de l'analyse, que ce soit en suisse allemand ou en français, où il rajoutait toujours le détail qu'il fallait. Forcément, l'après défaite était moins alléchante. Parfois, il ne s'exprimait même qu'en anglais. Mais avec «seulement» 275 matches perdus pour 1251 victoires en simple et 103 titres dont 20 en Grand Chelem, l'échec est finalement demeuré une denrée rare.
Les raisons de se plaindre aussi. Tout juste se souvient-on de cette finale du Masters 2015 à Londres. D'ordinaire pressé de remplir ses obligations après une défaite – il valait alors mieux rejoindre rapidement la salle de presse -, il n'était venu se confier qu'après la conférence du vainqueur Novak Djokovic. Soit trop tard pour les impératifs liés à l'impression des journaux (impératifs dont il avait généralement conscience), et après avoir été aperçu en train de manger avec des amis dans l'un des restaurants de l'O2 Arena.
Le retard en conférence de presse était devenu l'une de ses marques de fabrique. Mais Roger Federer avait exagéré. Ce qui avait valu une lettre de «protestation» adressée au département médias de l'ATP. Lequel avait répondu que, étant donné les immenses efforts consentis par le Bâlois avec la presse depuis largement plus d'une décennie, il n'y avait aucune raison de se plaindre.
Suissitude
À juste titre d'ailleurs. Les anecdotes positives sont ainsi nombreuses. On peut retenir la (més)aventure vécue par un journaliste radio de la RTS à l'occasion du Masters 2004 de Houston, où les matches s'étaient joués très tard en raison de la pluie. Minuit était largement passé, la journée de travail terminée, lorsqu'il se rendit compte qu'il n'avait pas d'enregistrement du Bâlois en raison d'un souci technique. Le hasard voulut qu'il croisa Roger Federer sur le parking. Lequel a compris le problème avant même qu'on le lui explique. Et a refait tranquillement l'interview d'après-match, alors que la nuit était déjà bien avancée.
Certains lui reprochent (reprochaient, car le passé est désormais de mise) d'être trop lisse, trop poli, trop propre, trop suisse en quelque sorte. Symbole ultime de cette suissitude, le fait qu'il n'ait pas été désigné sportif suisse de l'année 2005, malgré un bilan de 81 succès pour 4 défaites et la quête de 11 titres dont deux en Grand Chelem. Le peuple lui avait refusé un troisième sacre consécutif pour couronner le champion du monde moto des 125 cm3 Thomas Lüthi.
Mais c'est aussi cela qui l'a aidé à forger sa légende. Le Bâlois a su donner de son précieux temps, surtout à la presse suisse (il l'a fait une dernière fois cette semaine avant la Laver Cup, un jour avant de se confier à la presse internationale), même si les exclusivités se sont faites plus rares sur la fin de sa carrière. Et les bons mots fusaient comme les coups droits, évidemment surtout après les victoires, et dans toutes les langues. Même pour répondre aux questions les plus incongrues.
De rares écarts
Rares furent ses écarts. L'un des plus fameux avait eu pour théâtre le barrage de Coupe Davis 2006 à Genève, où il n'avait pas manqué de critiquer l'abus de temps-morts médicaux du jeune Novak Djokovic, qu'il venait de dominer en trois sets secs pour assurer le maintien de son équipe dans le groupe mondial. Il l'avait fait en suisse-allemand, mais ses propos étaient rapidement arrivés aux oreilles du clan Djokovic. On n'allait plus l'y reprendre.
Pourtant, Roger Federer ne s'est jamais contenté d'enfoncer les portes ouvertes à l'heure d'affronter la presse, alors qu'il aurait souvent pu se contenter d'un discours fait de banalités. Certaines réponses pouvaient même sembler trop belles pour être vraies. Comme lorsqu'on lui demanda à quoi il avait bien pu penser juste avant d'armer un smash qui allait lui offrir un cinquième titre consécutif à Wimbedon en 2007, après un lob de défense aérien de Rafael Nadal: «J'avais peur de ne pas toucher la balle! Et je me suis demandé ce que je ferais si je gagnais le point: 'Vais-je sauter? Vais-je tomber à genoux?'», avait-il répondu, le sourire aux lèvres.
La presse suisse doit faire le deuil de ses exploits, qui ont fait la Une à travers plus de deux décennies, de ses bons mots aussi, de ses émotions, surtout. Pourtant, elle ne lui a pas toujours donné la place qu'il méritait: ainsi, au lendemain de son accession à la 1re place mondiale assurée le 30 janvier 2004, il avait dû partager les honneurs médiatiques avec Didier Cuche, vainqueur d'une descente à Garmisch-Partenkirchen la veille... Au pays du ski-roi, il fallait bien devenir une légende pour se retrouver au sommet.