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Interview Santé, famille, carrière... Quand Pierre Bellemare se confiait à nous
Samuel Bartholin / AllTheContent
28.5.2018
Pierre Bellemare, légende de la télévision, vient de s'éteindre. En avril 2017, il s'était livré lors d'un entretien, que nous vous proposons de redécouvrir aujourd'hui. Le doyen de la radio et télévision françaises y évoquait ses souvenirs de carrière, sa santé, ses projets et son analyse sur la télévision d'aujourd'hui, avec gouaille et humour.
ARCHIVES Depuis l’après-guerre où il fit tout jeune homme ses débuts, Pierre Bellemare a contribué à inventer tous les contenus de la radio et de la télévision d’aujourd’hui, comme producteur et animateur: les jeux (Télé-match, La tête et les jambes), les émissions caritatives (Vous êtes formidable), les émissions de médiation (Il y a sûrement quelque chose à faire). Surtout, en tant que conteur, il a raconté des milliers de faits divers tour à tour effrayants, drôles, étranges ou mystérieux. A 87 ans, ce véritable monstre sacré des médias poursuit ses activités malgré les fragilités de l’âge, toujours autant en verve et percutant…
Prenons d’abord des nouvelles de votre santé, après votre hospitalisation en janvier. Comment allez-vous?
Oui, j’ai fait une mauvaise chute au mois de janvier dans un hôtel car, tout simplement, mon cœur s’est arrêté… Quand le cœur s’arrête, le corps s’effondre, vous êtes inconscient. Je me suis ouvert le crâne en tombant contre le mur de la salle de bains, et puis je me suis réveillé par terre, dans mon sang. Fort heureusement, une dame qui avait la chambre en dessous de la mienne a entendu ce bruit, et a téléphoné à la direction. Donc, au moment où j’ai appelé au secours, les pompiers étaient déjà en train d’entrer dans ma chambre. J’étais dans un hôtel moderne, et malheureusement la civière ne passait pas par l’ascenseur: il a fallu descendre à pied cinq étages, avec un risque, car c’était des escaliers raides! (Il rit) Finalement, on m’a emmené à l’hôpital, j’ai été opéré, tout s’est bien passé. Ils m’ont tout de suite mis ce que, jusque là, ils n’avaient pas trouvé utile de me mettre, c’est-à-dire un pacemaker. Depuis, ça va bien! Je me remets lentement, parce que j’avais des tas de coups sur le corps dans tous les sens, je m’étais fait des bleus un peu partout.
Malgré ce souci récent, vous êtes toujours actif, à 87 ans (sortie de disques, livres, passages réguliers en télévision, radio). D’où vous vient cette énergie?
C’est d’abord un métier que j’ai toujours adoré faire, donc de ce côté-là, pas de problème. En fait, on peut dire que je n’ai fait que ce métier-là! Quand je débute à 17 ans, je colle des étiquettes sur des disques, mais peu importe, je suis déjà dans cette industrie. J’ai eu aussi la chance d’avoir été très peu malade dans ma vie: avant ces ennuis récents, j’ai très peu d’expériences! Des rhumes de cerveau, peut-être une petite bronchite, quelque part…
«Dans les épreuves physiques que l’on donne aux jeunes, ils devraient pouvoir se rendre compte ce que c’est que d’avoir faim!»
Dans vos mémoires*, vous racontez avoir été marqué, adolescent, par les pénuries durant la guerre. Est-ce la clé pour expliquer plus tard cet appétit de projets?
La raréfaction des choses pendant la guerre nous a mis dans une situation bizarre… Même trouver un pantalon à sa mesure était très difficile. Tout était comme ça! On va alors oser faire des choses qu’on n’aurait jamais eu l’idée de faire avant. Un jour, j’ai repéré un cerisier magnifique, bourré de cerises, dans un endroit très, très paumé. Le week-end suivant, avec mon père, on est partis avec des sacs, on a été «faucher» intégralement les cerises. Et on s’est fait – ce qu’il ne faut surtout pas faire - une ventrée de cerises absolument mortelle (rire), surtout quand on n’a rien bouffé! Mon papa avait aussi beaucoup de relations en Normandie, il y avait de la famille, qui avait une ferme. Le problème, c’était que ramener un bout de viande de Normandie à Paris par le train, c’était pas très commode, et à tout moment, les Allemands ou leurs collaborateurs pouvaient vous fouiller, c’était dangereux. Quand papa disait: «Je rentrerai par tel train tel jour» - on n’avait pas encore le téléphone - on l’attendait, angoissés, en se demandant s’il s’était fait arrêter. Puis, on le voyait arriver, avec des sacs… Alors là, c’était la nouba totale, parce qu’on n’avait rien à manger! C’est vrai que ces moments, très simples, donnaient des joies exceptionnelles. Et je me suis toujours dit, après la guerre, que dans les épreuves physiques que l’on donne aux jeunes, ils devraient pouvoir se rendre compte ce que c’est que d’avoir faim! Brusquement, c’est un tout autre monde…
Après guerre, vous avez commencé à travailler aux débuts de la radio moderne, ainsi qu’à la télévision…
Moi, je commence à 17 ans à travailler sur la seule station privée qui existe alors, qui vient de rouvrir ses portes, c’est Radio Luxembourg - qui s’appellera plus tard RTL - et qui commence à reproduire des programmes en France. On nous confie des émissions de jeux: c’est une nouveauté pour l’époque. Nous gagnons très correctement notre vie. A la télévision, c’est encore autre chose, c’était grotesque, je ne sais pas, 50 francs… Des cachets ridicules. Mais par contre en terme de moyens de technique, et de moyens de décor, c’était considérable. Ils mettaient à notre disposition des trucs, comme si ça ne leur coûtait rien! C’est pour ça que ça a été un très beau moment aussi, qu’on a pu commencer par des jeux illustrés, où on reconstituait sous forme de sketches des histoires, avec une vingtaine de comédiens en costumes… Je me souviens du soir de la première de Télé-match que le réalisateur, Igor Barrère, tournait au théâtre de l’Étoile, on se trouvait là avec Jacques Antoine, et ça n’a jamais cessé depuis…
«Je suis Normand: on ne joue pas beaucoup avec l’argent, on essaie d’en gagner»
Pour l’anecdote, vous avez ensuite beaucoup animé de jeux télévisés, tout en détestant, vous même, les jeux d’argent!
Ah oui, c’est vrai, je n’aime pas, je suis Normand: on ne joue pas beaucoup avec l’argent, on essaie d’en gagner (rires). C’est un état d’esprit, les gens qui jouent avec de l’argent… Je vois par exemple Philippe Bouvard, un copain, à une époque il s’est ruiné, il a dû se faire interdire de jeu… C’est terrible!
Vous avez compté parmi les pionniers de la télévision. Quel regard portez-vous, des décennies plus tard, sur l’évolution de ce média?
Je dirais, en étant méchant, qu’aujourd’hui il faut penser plus en industriel qu’en artiste quand on veut faire de la télévision! Il y a d’abord un système économique, qu’il faut bien mettre au point, puisque maintenant, il ne faut pas dépasser les budgets, on est dans le privé, il faut que ça soit gérable, et que ça rapporte un peu d’argent, sinon c’est difficile… Donc vous avez déjà tous ces soucis commerciaux qui font que ça a, lentement mais sûrement, transformé les émissions, obligatoirement!
«Mon camarade Michel (Drucker) est le grand spécialiste de ça!»
Est-ce qu’il y a moins de créativité que par le passé?
En matière de comédies et drames réalisés pour la télévision, il y a quand même beaucoup de choses - je regarde pas mal France 3, qui diffuse beaucoup de ces productions un peu «art et essai», et qui sont passionnantes: on est très bien servi. En plus on a les productions anglaises, qui ont toujours été formidables. De temps en temps, on voit un truc espagnol, qui passe, des choses allemandes, qui sont pas mal du tout… Donc sur le plan de la fiction à la télé, l’Europe est très bien située. Ce qui ronronne, ce sont les États-Unis, ils emploient des moyens, mais toujours les mêmes, ça radote terriblement. De manière générale, la fiction n’est pas la partie pauvre de la télévision! La fiction et l’information restent les deux grands domaines. Ce qui a perdu, énormément, c’est la variété. Les émissions de variété, on n’en voit plus, ou très peu. Ou alors, ce sont des grands machins un peu chiants: «Tout sur Francis Cabrel», on part à huit heures et demie, et à minuit et demi, on est toujours là, ça, ça m’emmerde. Mon camarade Michel (Drucker) est le grand spécialiste de ça! (Il éclate de rire)
Une de vos caractéristiques, c’est que vous avez, le premier, misé sur l’interaction avec le public…
Alors ça, ça a été une totale nouveauté! Il ne faut pas oublier que lorsqu’on démarre «Vous êtes formidable» à la radio, c’est la première fois qu’une émission s’adresse aux auditeurs, et veut leur demander des choses… C’est une liaison totale, improvisée, entre l’auditeur et nous, avec le moyen formidable du téléphone, qui, dans l’après-guerre se développe beaucoup. On a fait ainsi des émissions exceptionnelles: en 1956, on a fait une émission pour venir au secours de Budapest qui s’était révoltée contre l’armée soviétique. On a affrété des Dakota qu’on bourrait de médicaments, de ravitaillement. L’énergie des gens était extraordinaire avec, d’abord, les camionneurs qui appelaient: «Cette nuit, je travaille pour vous.» On leur donne des itinéraires, dans toute la France il y a des gens qui se rendent sur les places de la poste pour déposer leurs dons, et tout ça arrive plus tard à Orly. Vers 4 heures du matin, je me rends à Orly pour voir comment ça c’était passé. Il y avait des hangars complets, avec des gens qui rangeaient, boîte par boîte. Extraordinaire! Et je vois arriver, sur l’aéroport, une petite camionnette publicitaire avec des machines à café, le type descend. Je lui dis: «Pardonnez-moi, vous venez pour nous?»«Bien sûr, oui.» «Qu’est-ce que vous venez faire?» Il me dit: «Voilà, je vous ai entendu. Je me suis dit, vers 4-5 heures du matin, ils vont avoir un ‘coup de barre’ donc je vais leur faire le café.» Ça! Vous comprenez?… (ému) Ça résume l’émission! Il y a eu quantité de choses comme ça qui ont été faites pendant cette période. Il y avait vraiment une générosité des Français, ils avaient tellement été, dirons-nous, absents durant l’Occupation, où on devait se cacher de tout, de peur de se faire arrêter. Je crois que cette générosité, cet enthousiasme qu’on a connus avec ces émissions en direct, et ce langage qu’on a inventé, je crois que ça a beaucoup dépendu de l’époque, je ne suis pas sûr qu’aujourd’hui, on réussirait aussi bien.
Il y a aussi votre vocation de conteur, de raconteur d’histoires. D’où ça vient?
Ça commence avec mon père, qui me lisait des livres, c’était une voix… En fait, mon père a fait un métier intéressant, car il vendait des livres rares, des livres d’art… il était très cultivé, mais il aurait rêvé de faire ce que je faisais, ça, je l’ai compris après… J’ai donc été très bien élevé par mon père. Ensuite, j’avais mon beau-frère, Pierre Hiegel, qui était un homme de radio, qui a énormément compté pour moi car c’est lui qui m’a donné toute la passion de la musique classique, qui racontait lui-même des histoires. Et puis surtout, il y a eu Jacques Antoine, qui a été très important dans cette affaire… Un jour, on cherchait quelqu’un pour raconter des histoires, on n’en trouvait pas, et Jacques me dit: «Ben, tu vas le faire.» «Attends, j’ai jamais fait ça…» «Si, si, si, tu vas le faire, mais attention: tu marques des temps. (Il imite) Il entra dans la pièce… (pause) Au fond de la pièce, il y avait…» L’imagination qui travaille! Alors j’ai appliqué scrupuleusement les conseils de Jacques, et c’est vrai que ça a donné un style. Brusquement, il y avait un type qui parlait très calmement, les gens avaient le temps de comprendre les choses… Un mot compliqué, ils le comprenaient, parce qu’ils avaient le temps de réfléchir.
«La surcharge de boulot faisait qu’on arrivait à des absurdités de ce genre.»
Vous avez été absorbé par votre travail, au point d’avoir parfois délaissé votre vie familiale, votre père veuf, vos enfants. Était-ce le prix à payer pour avoir cette carrière?
(Il soupire) Le dire comme ça, maintenant, ce serait un peu simple… Quand vous êtes dedans, vous êtes dedans, vous ne vous rendez plus très bien compte… L’absence n’est pas vécue de la même manière, et pour cause, par celui qui s’absente pour son boulot, pour réaliser quelque chose, et celui qui attend, ça n’a strictement rien à voir! Le mauvais rôle évidemment est pour celui qui attend. L’autre est dans son truc, et donc il ne se rend pas très bien compte. Alors, c’était par bouffées, on réalise, on se dit: «Merde! Je rentre encore à cette heure-là.» Mais on avait à un moment donné tellement de boulot, dans cette période extraordinaire qu’on appelle les Trente Glorieuses… Je me souviens, une fois, on faisait une émission à base de chansons, sur Radio Luxembourg, vers 18h30, et avant, j’animais l’ouverture d’un magasin A la belle jardinière, à Paris, vers 16 heures… En principe, pas de problème! Mais emporté par l’enthousiasme de l’ouverture - les gens rentrent, tout s’installe - j’ai complètement oublié que j’avais une émission! Puis je prends ma voiture, je rentre chez moi, et j’entends à la radio: «Nous ne savons pas ce qu’est devenu Pierre Bellemare!» (rire) Et je me suis dit, tant pis, je n’y vais pas, je les laisse! Je les ai appelés plus tard, évidemment… La surcharge de boulot faisait qu’on arrivait à des absurdités de ce genre.
«Mon projet principal, dans l’immédiat, c’est de continuer à raconter des histoires…»
Nourrissez-vous encore des projets pour l’avenir?
Mon projet principal, dans l’immédiat, c’est de continuer à raconter des histoires… Et, en attendant un petit peu, de faire un nouveau disque de chansons. Parce qu’après le disque précédent, j’ai été encouragé par le monde professionnel, et quand on a été voir cette fois-ci les grandes maisons de distribution, qu’on est allé chez Universal, on s’est fait accepter immédiatement, les gars ont dit: «On le prend». Ça m’a surpris, d’une bonne manière! Je me suis dit, il faut encore leur présenter quelque chose, il y a tellement de choses à faire, tellement de chansons extraordinaires, oubliées mais qui sont des merveilles. Je pense que je vais rechercher, à la rentrée prochaine, des chansons qui restent dans l’oreille, mais qui sont des chansons plus rares…
*Ma vie au fil des jours, Flammarion, 2016
Pierre Bellemare