Casse-têteTransition numérique et durabilité à l'école: un paradoxe?
Valérie Passello
9.9.2021
Alors que l'école développe peu à peu l'enseignement du numérique et s'équipe en conséquence, la question écologique se pose. Peut-on concilier une telle formation et en utiliser les outils, tout en préservant la planète? S'il n'est pas aisé de répondre à cette question, la réflexion est en cours et les établissements scolaires y sont attentifs.
Valérie Passello
09.09.2021, 07:29
09.09.2021, 15:19
Valérie Passello
Pour préparer les enfants à entrer dans un monde professionnel où l'informatique est désormais omniprésente, l'école s'attèle progressivement à l'éducation au monde numérique. Si la démarche n'en est qu'à ses débuts dans l'école publique -et diffère d'un canton à l'autre- les écrans s'invitent de plus en plus dans le cursus scolaire, un peu plus rapidement et de manière plus importante au niveau de l'enseignement privé.
Une tendance qui n'est pas sans susciter des questionnements, voire des inquiétudes. Comme en témoigne par exemple cette longue lettre envoyée au mois d'avril par une mère et enseignante vaudoise à Cesla Amarelle, cheffe du département de la formation, de la jeunesse et de la culture.
«Comment peut-on à la fois défendre l’idée de durabilité et l’expansion massive du numérique à l’école?», interroge-t-elle notamment. Sur la toute nouvelle plateforme «Ecole vaudoise durable», la conseillère d'Etat relevait en effet: «Pour s’attaquer aux causes des dégradations environnementales et s’adapter aux changements socio-écologiques à venir, l’école va devoir progressivement faire évoluer son modèle éducatif».
«Le nombre d'appareils connectés dans le monde passera de 19 milliards aujourd'hui à 48 milliards en 2025»
C'est en réaction à ces propos que ladite enseignante, sensible à «la façon désastreuse dont l’homme se comporte avec son environnement» a pris sa plume : «L'explosion du numérique peut-elle encore être encouragée à l’école dans une optique de développement durable alors que nous sommes dans l’urgence de réduire notre consommation énergétique à l’échelle mondiale?», questionne-t-elle encore. Dans un courrier daté du 7 septembre transmis à notre rédaction, Cesla Amarelle répond aux inquiétudes exprimées dans la missive, assurant notamment qu'une réflexion s'engage au sein de l'école vaudoise quant à l’impact environnemental du projet d’éducation numérique.
«Décroissance numérique» obligatoire?
Pour Solange Ghernaouti, spécialiste en cybersécurité à l'Université de Lausanne (UNIL), viser la durabilité nécessitera une décroissance numérique. «C'est un vrai problème écologique. Nous allons vers un épuisement des ressources naturelles, prévient-elle. On ne peut pas continuer à augmenter la numérisation dans tous les domaines, alors que l'on en a, a priori, pas besoin. À un moment, il va falloir faire la balance des intérêts et choisir. Nous devrons, par la force des choses, abandonner certaines de nos habitudes dans l'utilisation du numérique».
Dans un article publié sur le magazine de l'UNIL «Allez savoir!», l'experte pointe la pollution engendrée par le numérique, de la fabrication des appareils -qui constitue 80% de leur empreinte écologique- à leur élimination, en passant par leur utilisation. Constat: on pollue davantage en utilisant le numérique qu'en prenant l'avion. Et les perspectives ne sont pas réjouissantes. Toujours dans le même article, on apprend que le nombre d'appareils connectés dans le monde devrait passer d'environ 19 milliards aujourd'hui à 48 milliards en 2025.
Dès lors, fait-on fausse route en introduisant l'éducation numérique à l'école? Au contraire, Solange Ghernaouti y est favorable, elle estime d'ailleurs qu'en la matière, l'école a une vingtaine d'années de retard. L'experte considère qu'il est en effet utile de comprendre comment fonctionne un ordinateur et de savoir décoder ce qui se passe derrière l’écran, pour autant que l'on n'apprenne pas à «penser comme un ordinateur».
Mais la professeure à la Faculté des Hautes études commerciales de l’UNIL met en garde, allant jusqu'à comparer le numérique à l'amiante: «Après-guerre, l'amiante apparaissait comme la solution miracle à beaucoup de problèmes. Puis il y a eu des morts et des malades, on y a renoncé et on a désamianté. Pourra-t-on se 'dénumériser'?»
Le canton de Vaud est sensible à cette problématique, assure Jérémie Leuthold, Secrétaire général du Département de la formation, de la jeunesse et de la culture et Chef de projet de l’éducation numérique. «Un éco-bilan est en cours d'élaboration. Il est clair que nous ne pourrons pas continuer à développer l'éducation numérique sans les réponses apportées par cette étude et sans une stratégie en adéquation avec ses conclusions», relève-t-il.
L'octroi de nouveaux crédits pour la poursuite du projet dès 2023 dépendra d'ailleurs aussi de la prise en compte de l'éco-bilan. Jérémie Leuthold concède: «Nous savons qu'au vu de la taille de l'école vaudoise, l'impact en termes de durabilité ne va pas forcément nous enchanter. Il faudra donc voir comment nous doter d'une stratégie 'acceptable' pour que l'utilisation de l'informatique à l'école soit la plus responsable possible.»
Le développement de l'éducation numérique pourrait ainsi encore se voir modelé et adapté à l'avenir. Il s'agira de procéder à une pesée d'intérêts, entre limiter intelligemment l'utilisation d'outils numériques à l'école et préparer les enfants à entrer dans un monde du travail où le numérique est omniprésent.
À Neuchâtel, Jean-Claude Marguet, chef du Service de l'enseignement obligatoire explique: «Le développement durable est défini comme un mode de développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre les capacités des générations futures à répondre aux leurs. La transformation numérique, quant à elle, n’est pas forcément liée à la technologie numérique. Elle est déterminée par le fait que la technologie, qui est numérique, induit des solutions innovantes et appréciées à des problèmes traditionnels.»
Ainsi, Neuchâtel insiste-t-il sur le développement de l’esprit critique des élèves et des comportements réfléchis dans son rapport relatif à l’introduction de l’éducation numérique. «Intrinsèquement, l’introduction d’une solution numérique (l’usage d’un logiciel) peut aboutir potentiellement à une meilleure gestion des ressources et/ou des déchets et donc, par voie de conséquence, au développement de la durabilité. C’est donc le comportement social face au numérique qui détermine l’implication sur l’environnement et les ressources laissées aux générations futures», ajoute Jean-Claude Marguet.
Principe de «sobriété numérique»
Du côté de Genève, le secrétaire général adjoint chargé de communication du Département de l'instruction publique, de la formation et de la jeunesse Pierre-Antoine Preti relate: «L'Etat applique, à la question des équipements numériques pour l'école, un principe de sobriété numérique, pour des raisons tenant à la fois à la santé des élèves et à la nécessité environnementale d'éviter la 'surconsommation'».
Les équipements numériques déjà présents dans les écoles ont en outre une durée de vie supérieure au matériel informatique standard de l'Etat de Genève , leur remplacement se fait après sept au lieu de cinq ans. «Des efforts spécifiques sont donc d'ores et déjà faits pour ce qui concerne l'informatique scolaire», ajoute-t-il.
À Fribourg, le Conseil d'Etat a aussi étudié la question. Il met en avant une étude du Centre de recherche spécialisé dans le numérique durable de l’Université de Berne, qui constate que la durabilité et la transition numérique (dans le domaine de l’informatique) sont bien compatibles. «L’informatique est même une technologie clé pour pouvoir véritablement vivre de façon durable, c’est-à-dire pour atteindre les objectifs de l’accord mondial sur le climat», ajoute le Conseil d'Etat.
Dans tous les cantons approchés par notre rédaction, l'école assure ne pas vouloir «bombarder» les élèves d'appareils numériques, mais bien leur enseigner une manière responsable et adéquate de s'en servir. «L'école aura réussi sa tâche si un élève en sort en sachant à quel moment il est nécessaire d'utiliser un ordinateur et à quel moment il peut s'en passer», conclut Jérémie Leuthold.