Marco Solari, président du Locarno Film Festival depuis 2000, s'est confié à Claudia Lässer, responsable de TeleClub, dans son émission «Zoom Persönlich». Voici un condensé de ce qui a été dit par l'un des Tessinois les plus connus au Nord des Alpes.
Marco Solari a apporté le glamour au Locarno Film Festival, en lui donnant une splendeur international. Mais l'édition de cette année sera un peu différente en raison de la pandémie. Commençons par ce thème majeur: vous avez été personnellement affecté par le virus. Avez-vous tout de suite compris de quoi il s'agissait?
Non, ce n'était pas immédiatement clair. Au début, je n'étais pas sûr de ce que signifiait ce virus. Et heureusement, je ne l'ai pas compris. Ce que j'ai vécu en réanimation et ce que j'ai vécu en isolement à l'hôpital... Je dois dire que je sais que pour d'autres, c'était encore pire. Je sais que je dois être reconnaissant.
Après la maladie, tout le monde devient-il plus reconnaissant?
Je n'en suis pas si sûr. Je me suis aussi posé la question. Je pense que les bons restent bons et les méchants méchants. Il y a une volonté de se concentrer sur les choses essentielles de la vie. Comme pour d'autres maladies, même avec le COVID-19, on se rend compte qu'il y a une fin, que la vie est un cadeau. Page après page. Une bonne vie, c'est quand quelque chose a été donné aux autres. Dans ces moments-là, vous vous posez également des questions philosophiques: qu'est-ce que la vie? La famille est très importante mais il y a aussi le côté professionnel. Dans n'importe quel rôle de direction que j'ai assumé, j'ai toujours essayé de passer du temps avec les collaborateurs, parfois plusieurs heures par jour, pour les mettre à l'aise. Car ce n'est qu'ainsi que vous pouvez faire ce que vous devez faire, c'est-à-dire leur permettre de donner le meilleur d'eux-mêmes.
C'est une conception très moderne du management. Mais elle appartient à une autre génération, dans laquelle la gestion d’entreprise était plus hiérarchique, beaucoup plus verticale.
C'est vrai. Mais cela n'aurait pas été aussi facile si je n'avais dirigé qu'avec la hiérarchie. Les concepts de «Strategy for structure», «Strategy before people» ont certainement leur importance dans les grandes organisations. J'ai beaucoup d'expérience dans les grandes entreprises. J’ai été le PDG de Migros et le vice-président de la direction générale du groupe d'édition Ringier. Et j’ai compris que tout vient des gens. Ils doivent être motivés pour pouvoir utiliser leur force. Et le seul moyen pour qu’ils puissent le faire est de leur prêter attention.
D'où vient cette «philosophie»?
J'ai beaucoup appris en travaillant pour payer mes études. J'ai eu une expérience fantastique en tant que guide touristique en Asie et en Afrique, je pourrais raconter ces aventures pendant des heures. C'était une expérience importante. Lorsque vous êtes en déplacement avec 20, 30 ou 40 personnes pendant deux semaines, vous découvrez la nature humaine, vous reconnaissez qui est honnête mais aussi qui, par exemple, est un profiteur.
C'est peut-être pour ça que vous avez autant de succès en tant que manager?
C'est vrai. En théorie, les «assessments» (évaluations, ndlr) vous indiquent qui est le bon candidat. Mais les sensations jouent également un rôle. Et même si quelqu'un se révèle être le meilleur dans les assessments, mais que vous sentez qu'il n'est pas la bonne personne, il faut le dire. S'il y a un doute, vous devez en revanche faire confiance.
Avez-vous construit votre équipe avec cette méthode?
Bien sûr, je n'aurais pas pu faire autrement. Vous devez créer une équipe dans laquelle vous avez une confiance totale. Lorsque vous êtes déçu ou que quelque chose ne fonctionne pas, vous devez avoir la possibilité d'en parler clairement, de dire des choses, sinon cela ne fonctionnera pas. Peu importe qui a commis la faute. Parfois ce n'est la faute de personne
La confiance est très importante pour vous, elle vient du cœur. Cela a été aussi le cas pendant votre maladie?
Vous n'avez pas d'autre choix. La première personne que j'ai vue était le médecin du Festival, le Dr Michael Llamas. J'ai tout de suite eu confiance. Peut-être que c'est anecdotique: dans l'ambulance qui m'a emmené de Lugano à Locarno, j'ai pensé aux choses que j'aurais encore dû terminer, je me suis demandé si j’avais laissé mes affaires en ordre, j'ai pensé aux mots que j’aurais encore voulu changer dans une lettre. J'ai pensé que je n'avais pas dit à mon assistante que le lendemain, elle devrait appeler telles personnes. Bref, j'étais toujours très occupé dans l'ambulance. Mais quand je suis entré en soins intensifs, tout à coup, rien n'était plus important. Vous êtes couché, plein de câbles, vous entendez toujours les bruits en arrière-plan. Ensuite, pour moi, il y a eu une détérioration soudaine et vous vous sentez impuissant. Vous êtes confié à d'autres.
Mais ensuite, vous êtes revenu à la vie.
Pas si vite. Cela a pris du temps. Puis aux soins intensif, vous pouvez entendre, vous comprenez qu'il y a des gens qui ne vont pas s’en sortir. Et vous ressentez le malaise des autres. Lorsque vous arrivez enfin dans une chambre «normale», vous vous sentez presque au paradis. Et puis oui, il y a eu le retour à la vie: Iphone, Ipad, journaux et tout le reste.
Quelque chose a-t-il vraiment changé pour vous après cette expérience si difficile?
Non, je ne dirais pas vraiment. Vous n'êtes pas une autre personne. Mais j'ai compris que j'avais négligé ma famille et en particulier ma femme. Et maintenant j'essaye de corriger cette situation. Lorsque vous occupez un poste qui demande tant d'efforts, votre femme doit avoir beaucoup de compréhension si elle décide de rester avec vous. Et c'est le cas de ma femme. C'est un peu cliché de dire qu'il faut une grande femme derrière soi pour réussir, mais dans mon cas ce n'est pas du tout un cliché. Parce qu'avec les rôles que j'ai couverts, depuis les années 1970, j'ai toujours été sous pression, dans un stress constant. Mes journées commencent très tôt et se terminent très tard, comme pour tous ceux qui ont de nombreuses responsabilités. Je me souviens qu'une fois, le psychiatre d'une grande entreprise m'a posé une question lors d'un entretien: «Avez-vous quelqu'un que vous pouvez appeler à la fin de la journée pour vous confier?» J'ai répondu «Oui: ma femme. Et de cette façon je crois que la grande majorité des problèmes est résolue.». Et je suis toujours avec elle.
C'est une très belle déclaration envers votre femme. J'espère que vous lui avez fait savoir ...
Elle le sait, elle le sait.
Je suppose qu’elle vous aidera également pour la prochaine édition du Festival, source de beaucoup de stress. Surtout ces deux dernières semaines à cause de l'incertitude. A quoi pouvons-nous nous attendre?
Vous avez raison, nous avons eu un peu de stress pour cette édition. La directrice artistique Lili Hinstin et le directeur opérationnel Raphaël Brunschwig ont travaillé avec leurs équipes et nous avons dû préparer différents scénarios tenant compte de la crise financière, structurelle mais aussi artistique. Tout devait être construit avec peu de moyens disponibles, sans avoir de certitudes quant à l'avenir. Nous avons eu de la chance avec la politique et avec nos partenaires qui couvrent nos dépenses. Nous avons un budget de 14 millions, mais sept sont pour les coûts fixes. Une année dans ces conditions, nous pouvons encore y arriver, une seconde serait très, très difficile.
Vous êtes préoccupé?
Bien sûr, si je ne l'étais pas, je serais irresponsable. Je suis si préoccupé que j'en perds le sommeil, mais les nuits blanches ne sont pas une nouveauté. Le pire dans la vie est de penser que les choses se passeront comme nous le souhaitons. Ce n'est jamais le cas. En même temps, il faut avoir la force de toujours regarder vers l'avant, quoi qu'il arrive. Aussi difficile que cela soit, sur le plan personnel, familial ou professionnel, il faut penser à l'avenir. Nous prenons tous des coups. Toutes les institutions ont un fardeau. Et en tant que Locarno Film Festival, nous devons aussi avoir des gens qui se tournent vers l'avenir. Nous devons tout faire pour rester l'un des meilleurs festivals européens et mondiaux, quel qu'en soit le prix. Alors qui sait, peut-être grâce à la médecine, nous trouverons un vaccin, comme nous l'avons découvert pour d'autres maladies. Je pense que nous devons rester confiants.