Mondial 2018 Modric, l'artiste qui illumine ce monde de brutes

par Julien Pralong

12.7.2018

Au Panthéon des génies de la musique, Mozart conserve une place à part. Peut-être sera-ce le cas aussi de l'autre Mozart, celui du ballon rond, Luka Modric, leader d'une Croatie qui disputera dimanche la première finale de Coupe du monde de son histoire.

Luka Modric, leader d'une Croatie qui disputera dimanche la première finale de Coupe du monde de son histoire.
Luka Modric, leader d'une Croatie qui disputera dimanche la première finale de Coupe du monde de son histoire.
Keystone

Enfant de la guerre "contraint" de composer avec un corps à première vue chétif, le chef d'orchestre des Vatreni et du Real Madrid a fracassé tous les obstacles qui se sont un jour dressés devant lui, jusqu'à devenir ce joueur hors du commun qui sait absolument tout faire. Et qui semble n'avoir aucune faille.

Mercredi, en demi-finale contre l'Angleterre, au cours de la troisième prolongation consécutive de la Croatie et du 55e match de sa saison, Modric avait les jambes lourdes et le souffle court. Mais le coeur toujours vaillant, en témoigne ce sprint rageur, au mental, après avoir perdu un ballon, pour poser un tacle le long de la ligne de touche et interrompre un contre anglais. Même quand il n'est pas au mieux, le no 10 ne triche pas. Il ne se cache pas et assume son statut jusqu'au bout du bout.

A même les obus

Faut-il y voir un héritage des années de guerre, lorsque le gamin de Modrici, où il vivait dans la maison de son grand-père éventrée par les bombes dont il ne reste plus aujourd'hui que des ruines, s'est forgé le caractère à même les obus ? Le conflit pour l'indépendance de la Croatie (1991-1995) a fait quelque 20 000 morts, dont le grand-père de Modric. Près de la maison, aujourd'hui encore, un panneau surplombe l'Adriatique et prévient du danger: "Mines !"

Modric a fui avec sa famille vers la ville de Zadar et, ballon sans cesse à portée de pied jusque dans son lit, n'a pas tardé à se faire remarquer. "Il était une idole pour ceux de sa génération, les enfants voyaient déjà en lui ce que nous voyons aujourd'hui", se souvenait récemment auprès de l'AFP Josip Bajlo, alors entraîneur du NK Zadar. "C'est arrivé des millions de fois que les bombes se mettent à tomber alors que nous allions à l'entraînement, nous forçant à courir vers les abris", ajoutait Marijan Buljat, un camarade de l'époque.

C'est dans ce NK Zadar fabrique à champions - anciens comme Josip Skoblar ou actuels comme Sime Vrsajlko et Danijel Subasic - que Luka Modric est formé, avant de partir, à 15 ans, pour le Dinamo Zagreb, d'où il émettra rapidement un signal sur les radars de tous les recruteurs d'Europe. La palme revient à Tottenham en 2008, mais les portes de cette Premier League si athlétique sont loin de s'ouvrir en grand pour le frêle Croate dont on pense qu'il ne tiendra jamais la distance avec un tel physique.

Des Spurs à la Maison blanche

Sauf que Modric fait mieux que de tenir la distance et s'impose comme un des grands artisans du retour des Spurs dans le cercle des clubs qui comptent. Compensant sa chétivité apparente par un engagement total, il finit de convaincre les sceptiques avec ses armes principales: une technique parfaite et une vision du jeu exceptionnelle. Luka Modric est un artiste qui illumine ce monde de brutes, voyant tout mieux et plus vite que (presque) tous ses congénères.

Le Croate est ce qui se fait de mieux, pas étonnant dès lors que le Real Madrid l'engage, à l'été 2012. Dans la Maison blanche, les stars se succèdent à une cadence effrénée, la concurrence est plus sauvage que nulle part ailleurs mais lui, Luka Modric, reste. Et réinstalle, avec Cristiano Ronaldo et consorts, le club merengue au sommet de l'Europe (quatre sacres en Ligue des champions) après des années de domination barcelonaise.

Le milieu de terrain défend, organise, dicte le ton, gère les rythmes, donne les impulsions et marque également, au Real comme avec la Croatie. Depuis le début de cette Coupe du monde, Modric a tout fait, a évolué dans tous les registres selon les adversaires et le plan de jeu de son sélectionneur. Un cran plus bas contre le Danemark (8e de finale) ou la Russie (quart), dans la zone de vérité en poules face à l'Argentine (avec une frappe venue d'ailleurs pour le 2-0 final de cette victoire annonciatrice) ou en demi-finale contre l'Angleterre: le joueur est avant tout au service de son équipe, à qui il offre sans compter l'entier de ce qu'il a dans les pieds et dans le coeur.

Epée de Damoclès

Un tel don de soi, à la lumière d'un Mondial historique (au pire) voire légendaire (en cas de sacre), l'aidera peut-être à se faire pardonner, aux yeux du public, son implication supposée dans le scandale de corruption qui frappe le football croate. Modric, dans cette affaire, est accusé de faux témoignage pour protéger le controversé Zdravko Mamic, l'ancien boss du Dinamo Zagreb présenté comme le "parrain" du milieu. Un délit passible de cinq ans de prison.

"Il est mentalement très fort, mais reste fait de chair et de sang", s'inquiétait Josip Bajlo, sachant pertinemment que tout le talent de Modric ne pourra rien si l'Etat s'empare du corps du joueur en le privant de sa liberté de créer.

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