Dans une interview à Keystone-ATS, Sepp Blatter se livre sans aucune retenue. Le Valaisan évoque notamment la gouvernance de son successeur Gianni Infantino auquel il inflige un tacle magistral.
Six mois après votre réélection, vous avez annoncé votre démission. Pouvez-vous nous dire ce qui vous a décidé à le faire à l'époque, il y a cinq ans aujourd'hui?
«Les Américains ont dit que la FIFA est une organisation mafieuse qui doit être poursuivie. La pression était énorme. Ils ont dit: «La tête doit partir !» Puis j'ai donné mon mandat et soudain la FIFA n'était plus une organisation mafieuse pour la justice américaine, mais une victime.»
Ils voulaient se mettre en retrait pour que la FIFA et le football mondial puissent à nouveau vivre dans le calme. Cinq ans plus tard, il faut dire...
(il nous interrompt) «Le fait que je ne sois plus là n'a pas aidé. Je ne suis pas un juge et je ne porte pas de jugement sur Gianni Infantino. Mais je sais observer et commenter.»
Pardon ?
«Gianni Infantino veut transformer le football en une gigantesque machine à fric.»
N'est-ce pas l'un des buts poursuivis par votre gouvernance ?
«Non. Nous avons vu que le football reçoit de l'argent et que cet argent est là grâce à la Coupe du monde. La différence, c'est que Gianni Infantino veux que tout soit plus grand. La Coupe du monde avec 48 équipes, le projet Goal rebaptisé «Hattrick» parce qu'il veut trois fois plus d'argent, une grande Coupe du monde des clubs avec 24 équipes, faire passer la Coupe du monde féminine de 24 à 32 équipes. Ce n'est pas possible, c'est trop lourd à digérer.»
Gianni Infantino joue-t-il avec le feu?
«Il joue avec lui-même parce qu'il est imbu de lui-même. Il est devenu mégalomane. Dans son arrogance, il ne parle plus aux présidents des associations mais uniquement aux chefs d'Etat.»
Ce sont des mots durs. Quelle était votre relation avec Gianni Infantino lorsque vous étiez président de la FIFA et qu'il était secrétaire général de l'UEFA?
«Nous avions une relation normale, mais pas très chaleureuse. Et puis il y a la question de savoir comment l'affaire du salaire de Michel Platini est arrivée au parquet fédéral en 2015. Qui était la taupe ? Il existe plusieurs théories. Celle-ci par exemple: Il y avait la commission de réforme de la FIFA présidée par Theo Zwanziger. Le représentant de l'UEFA était le secrétaire général de l'époque, c'est-à-dire Gianni Infantino. Il se peut qu'il y ait eu des discussions en vrac sur ce paiement effectué en 2011, et Gianni Infantino aurait pu les relayer à l'externe.»
Un complot contre vous, orchestré par Gianni Infantino ?
«Qui sait ? Et contre Michel Platini aussi. Il semble que Ganni Infantino voulait s'ouvrir la voie de la présidence de la FIFA. Dans ce but, il a utilisé le contact avec son ami d'enfance Rinaldo Arnold, qui a fait le lien avec le procureur fédéral. Ce dernier a peut-être compris que les planètes s'étaient alignées pour une élection de Gianni Infantino.»
Le lien de Gianni Infantino avec le procureur fédéral par l'intermédiaire de Rinaldo Arnold, le procureur du Haut-Valais a été établi. Nous voici aux réunions secrètes à l'hôtel Schweizerhof à Berne...
«Tout est lié. Tout remonte au 2 décembre 2010. L'attribution des Coupes du monde de 2018 et 2022. Qui était le coupable du fait que la Coupe du monde de 2018 se déroule en Russie plutôt qu'en Angleterre ? Sepp Blatter ! Qui était responsable que la Coupe du monde de 2022 se déroule au Qatar au lieu des États-Unis ? Michel Platini !»
L'hôtel Schweizerhof abrite l'ambassade du Qatar. Est-ce un pur hasard selon vous ?
«Je ne sais pas... L'attribution de la Coupe du monde au Qatar va maintenant être examinée par la justice américaine. Mais les Américains ont une grande base militaire au Qatar qui revêt une importance stratégique pour l'Emirat. En tout état de cause, seule la FIFA peut décider que la Coupe du monde ne doit pas avoir lieu au Qatar. Mais la FIFA veut y disputer la Coupe du monde pour maintenir une apparence de normalité.»
Serait-il encore possible, dans un délai de deux ans, de retirer la Coupe du monde au Qatar et de désigner un autre organisateur ?
«Cette Coupe du monde pourrait se faire en Angleterre, en Allemagne ou au Japon en un rien de temps. Ou aux États-Unis. Oui, il faudrait que ce soit les États-Unis, car ils sont arrivés en deuxième position lors du vote de 2010. La boucle serait alors bouclée et l'histoire me donnerait raison.»
Mais 2022 est de la musique d'avenir. Encore plus avec la pandémie du coronavirus qui a surgi. Ne va-t-elle pas, à vos yeux, changer toute la donne dans le football ?
«Elle va tout redimensionner dans le football. C'est une nécessité. Nous le verrons dès l'année prochaine, lorsque l'UEFA ne pourra plus organiser l'Euro comme elle l'avait prévu. Trois villes sur douze ne veulent plus y participer. Je ne pense pas que les matches en Espagne et en Italie seront possibles dans de grands stades.»
Si Bilbao et Rome devaient renoncer, n'y aurait-il pas la possibilité pour la Suisse de reposer la candidature de Bâle ?
«Oui, ce serait en fait une bonne opportunité pour la Suisse. Mais il faudrait que l'ASF fasse entendre davantage sa voie auprès des instances. Son système obsolète, avec ses trois chambres, la pénalise. Tenir un rôle de conseiller auprès de l'ASF est une idée qui me tente. Mais voudrait-on vraiment de moi ?»
Pourquoi ce désir de servir l'ASF ?
«Le sport suisse n'a pas de lobby à Berne. On l'a bien vu maintenant. Dans le cas du football, la règle générale est qu'il est de toute façon corrompu. Dans d'autres pays, les gens sont fiers de leur équipe nationale. Mais ici ? Nous avons des prix Nobel, nous sommes forts dans l'industrie pharmaceutique, nous avons l'industrie horlogère et, dans le passé, l'industrie des machines, le tourisme. Peut-être qu'il n'y a pas de place pour le sport.»
Mais au moins, le sport professionnel est désormais soutenu par des prêts de plusieurs centaines de millions de francs.
«Je me demande si c'est la bonne solution. Avec ces conditions ? Si les clubs reçoivent l'argent mais ne peuvent pas le rembourser plus tard, ils tombent sous le contrôle de l'Etat. Ce serait alors comme en Chine par le passé. Pour une fois, on aurait pu dire oui au sport. Au lieu de cela, ils demandent aux clubs de réduire les salaires. Ce n'est pas crédible dans une économie libre.»
N'avez-vous pas le sentiment d'être aujourd'hui un homme rejeté qui doit payer toutes les dérives de la FIFA ?
«Rejeté est un terme trop fort. Mais avec le recul, je nourris un immense regret: celui de n'avoir pas pris le temps de bien mûrir ma décision avant de solliciter un dernier mandat. A la fin 2014, toutes les Confédérations m'ont demandé de me présenter à nouveau. Mais ma fille et ma compagne de l'époque étaient d'un autre avis. Elles étaient toutes les deux très hostiles à une réélection. J'avais alors 79 ans et peut-être, je dois le convenir, qu'une certaine lucidité m'a fait défaut à l'heure d'arrêter mon choix.»