Un membre de l'équipe du théâtre L'Européen, à Paris, le 18 mai 2020, quelques jours après le déconfinement
Concert de la Philharmonie de Paris, à huis-clos, puis streamé, le 27 mai 2020
Francesco Mura, du ballet de l'Opéra de Paris, poursuivait ses entraînements dans son appartement à Paris pendant le confinement, ici le 9 avril 2020
Le streaming, bénédiction ou malédiction pour les théâtres?
Un membre de l'équipe du théâtre L'Européen, à Paris, le 18 mai 2020, quelques jours après le déconfinement
Concert de la Philharmonie de Paris, à huis-clos, puis streamé, le 27 mai 2020
Francesco Mura, du ballet de l'Opéra de Paris, poursuivait ses entraînements dans son appartement à Paris pendant le confinement, ici le 9 avril 2020
«Opéra chez soi», «théâtre et canapé»: en temps de coronavirus, les théâtres ont donné un accès sans précédent à leurs productions grâce au streaming, tout en espérant que ça ne soit qu'une parenthèse. Mais celle-ci risque d'être longue.
Les salles en France et ailleurs en Europe commencent à voir la lumière au bout du tunnel avec des dates de réouverture, mais font face au grand défi de faire venir les spectateurs tout en respectant la distanciation sociale.
Confortablement assis dans son salon, le public a été inondé pendant des mois par des captations d'opéras, de ballets, de concerts et de pièces de théâtre, la plupart du temps gracieusement. Voudra-t-il revenir dans une salle à jauge réduite, rejoindre des files d'attente interminables, porter un masque, se passer d'entracte?
La semaine dernière, la Philharmonie de Paris a montré à quoi peut ressembler un concert à moyen terme: à huis-clos puis streamé. Au total, 320.000 vues, un chiffre «exceptionnel pour un concert classique sur internet», selon l'institution.
Si les captations ne sont pas chose nouvelle, c'est leur nombre et leur accessibilité en deux mois qui sont inédits.
- «Des millions qui regardent» -
Plus de 2,5 millions d’internautes ont visionné dix productions de l'Opéra de Paris; la Comédie-Française a mis en ligne plus 80 spectacles, dont des archives rarissimes comme «Ondine» de Giraudoux (1974) avec une très jeune Isabelle Adjani.
Le Théâtre de l'Odéon a diffusé une série de pièces dont récemment «Le Roi Lear» de Shakespeare avec dans le rôle-titre Michel Piccoli, décédé récemment.
Comme premier constat, le streaming a été un succès.
«Rien que pour +L'Ecole des femmes+ (mise en scène en 2018), un quart des vues venaient de l'étranger. On a même eu droit à une critique du Guardian», déclare à l'AFP Stéphane Braunschweig, directeur de l'Odéon.
«Depuis, on a sous-titré aussi +Tartuffe+ et +Le Misanthrope+. En voyant l'intérêt de l'étranger, on s'est dit qu'il fallait développer l'offre».
«Il y a des millions de gens qui nous regardent», selon Valery Gergiev, célèbre chef d'orchestre et directeur général du Théâtre Mariinsky de Saint Pétersbourg. «Au lieu de 2.000 spectateurs pour un concert, nous avons eu des centaines de milliers de téléspectateurs», a-t-il dit lors d'une conférence en ligne organisée par le festival annuel «Les Saisons russes».
L'English National Ballet (ENB) a vu le nombre de ses «followers» sur Facebook et YouTube bondir de 70.000; sa directrice Tamara Rojo veut «croire que ceux qui n'avaient pas le courage d'aller au théâtre ont vu peut-être leur premier ballet en ligne» et qu'«un nouveau public émergera» à la réouverture des salles.
La plateforme Medici.tv , leader en streaming payant pour la musique Classique, le ballet et l’opéra a connu une croissance, aussi bien pour les abonnements que pour les audiences, de +150% le 15 mars et le 30 avril par rapport à la même période en 2019.
Depuis le déconfinement, la croissance est retombée à 25%, un pourcentage qui reste assez important pour le classique.
Le prestigieux Metropolitan Opera de New York, rapidement écrasé par un déficit de 60 millions d'euros et qui a remercié nombre de ses employés, a été l'un des rares théâtres pour qui le streaming a été une source de recettes.
Il a attiré 19.000 nouveaux donateurs et le nombre des abonnés de son système VOD est passé de 15.000 avant la pandémie à 33.000.
Malgré ce «tsunami» digital, on veut croire à un retour du public.
- «Les émotions d'une salle» -
«Il y aura des gens qui auront peur dans un premier temps», affirme Michel Franck, directeur général des Théâtre des Champs-Elysées. «Mais je ne pense pas qu'ils déserteront les salles au profit de leurs écrans» car «rien ne remplace le spectacle vivant. Voir un opéra sur votre télévision n'a rien à voir avec le fait de partager les émotions avec une salle».
«La valeur du 'live' est devenue plus grande avec cette crise», renchérit Manuel Brug, critique musical au quotidien allemand Die Welt. «Aller au théâtre est l'un des derniers rituels» de l'être humain.
Pour Peter Gelb, directeur du Met et précurseur des captations d'opéra au cinéma, «si les gens ne reviennent pas au théâtre, le spectacle vivant ne survivra pas. L'écran est une expérience à dimension unique». «Sans public, à un moment donné, on n'aura plus rien à filmer!«, affirme-t-il à l'AFP.
D'autres sont encore plus méfiants.
«Il y a un risque... ceux qui abusent de ce médium perdent du public», assurait au quotidien Kommersant Vladimir Ourine, directeur du célèbre théâtre du Bolchoï, qui vient de mettre fin à ses captations (9,5 millions de vues).
Pour Tamara Rojo, l'expérience va laisser des traces.
«Les captations avaient surtout un côté marketing, mais nous investissons pour créer un meilleur contenu digital», dit-elle. Dans l'avenir, «un spectacle peut avoir deux vies, une au théâtre et une autre numérique très différente».
A Los Angeles, le chorégraphe Benjamin Millepied a lancé une plateforme numérique payante au contenu protéiforme, pour dix dollars par mois.
Faire payer ou pas: les théâtres européens subventionnés s'y refusent pour la plupart, contrairement aux théâtres américains.
Selon Vincent Agrech, producteur et critique pour Diapason, «les théâtres maintiennent la gratuité par peur de perdre le lien avec le public».
«Or cet +open bar+ de retransmissions gratuites a fait grincer les dents chez des artistes», qui cèdent leurs droits gracieusement ou reçoivent des sommes symboliques.
D'après lui, ce modèle risque de «générer de mauvaises pratiques» car «la gratuité a un côté dévalorisant pour le travail artistique».
Le spectacteur reprendra-t-il le chemin de la billeterie?
«Certains risquent de perdre le réflexe d'aller au théâtre, d'autres auront au contraire une boulimie de spectacles», selon Vincent Agrech.
«Les deux vont coexister. Qui va l'emporter? C'est encore difficile à dire».
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